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Il alluma une autre cigarette et se leva, arpentant le bureau, traçant des cercles autour d’elle.

— Vous vous rendez compte que des gens sont morts à cause de votre silence ? Est-ce que vous vous en rendez compte, Jeanne ?

Il avait à nouveau perdu tout contact avec elle. Mais il avait besoin de laisser exploser sa rage.

— Tous les jours, vous m’avez vu, vous m’avez parlé ! Vous saviez que je cherchais ce type et vous ne m’avez rien dit ! Vous vous êtes bien foutue de ma gueule !

— Non ! se défendit Jeanne. C’est… C’est pas vrai !

Il se planta soudain devant elle et la bouscula du regard.

— Vous travaillez dans un commissariat ! Vous êtes dans la police, mademoiselle ! C’est d’autant plus impardonnable ! C’était tellement facile de m’en parler !

— J’ai essayé !

— Vraiment ?

— Oui ! Je suis venue vous voir et vous m’avez dit que vous n’aviez pas le temps ! Que vous aviez du travail !

Esposito se remémora cet instant et serra les mâchoires. Quel con ! Pourquoi je l’ai pas écoutée ? Mais sa fureur ne fléchissait toujours pas. Sabine Vemont, Bénédicte Décugis, Charlotte Ivaldi…

Et les autres !

— C’est pas une excuse ! hurla-t-il. Fallait insister ! Vous n’êtes plus une petite fille, non ?

— Laissez-moi tranquille ! s’écria-t-elle en se dressant.

Il la força brutalement à se rasseoir et elle eut peur. Comme s’il allait lever la main sur elle.

— Ne bougez pas !

Il alla ensuite ouvrir la porte et appela Lepage, qui accourut, ravi d’être de nouveau le bienvenu.

— Sors moi les coordonnées de cet Aparadès ! ordonna le capitaine. On va préparer un comité d’accueil pour notre cher Elicius !

— OK… C’est bien lui, alors ?

— Apparemment, oui…

— Mais comment elle peut savoir ça ?

— Je t’expliquerai. Mademoiselle avait une correspondance avec le meurtrier mais elle nous faisait des cachotteries !

— Ah ouais ? Non dénonciation de malfaiteur, ça vous dit quelque chose ? Ça va vous coûter cher !

Jeanne les contemplait tour à tour, effondrée. Elle n’était plus victime : elle devenait coupable. Elle allait être jugée, enfermée.

— Six meurtres ! Continua Lepage. Six meurtres et c’est maintenant que vous vous réveillez ! Mais je rêve !

Défoulement collectif. Pour un peu, c’était elle qui allait être condamnée pour ces crimes. Elle se mit à trembler légèrement. Tout juste si elle arrivait encore à respirer.

— Je peux m’en aller ? demanda-t-elle d’une voix à peine audible.

— Hors de question ! Trancha le capitaine. Vous restez ici !

— Mais…

— Mais quoi ? Vous avez d’autres choses à nous apprendre ?

— Non ! Je… Je… Je ne sais rien de plus !

— C’est ce qu’on va voir ! répondit Lepage d’un ton méprisant. C’est ce qu’on va voir…

Ils passèrent dans la pièce d’à côté. Jeanne se laissa aller à son angoisse. Courbée vers l’avant, son front entre ses mains. Calme-toi, Jeanne ! Tu as bien fait ! C’était ce que tu avais de mieux à faire… Elicius ! Ils vont le tuer ! Ils ne lui laisseront aucune chance !

Elle se leva et peignit son angoisse sur les murs tristes du bureau. Trouver la sortie de cette cage.

Je vais aller en prison ! Maman va en mourir ! Au secours ! Aidez-moi ! Elle étouffait. Elle ouvrit la fenêtre, se pencha et chercha de l’air.

Les yeux fermés, elle tentait d’échapper à la crise. De contrôler le flot boueux qui coulait dans ses veines. Elle entendit la porte du bureau s’ouvrir ; quelqu’un la prit par les épaules.

C’était le capitaine.

— Qu’est-ce que vous faites ?

Putain ! Elle va pas se suicider, quand même !

— Asseyez-vous !

La chaise, à nouveau. Esposito la dévisageait avec inquiétude. Elle était de plus en plus blafarde. Presque transparente. Il appela Solenn qui venait d’arriver et d’apprendre la nouvelle.

— Vous restez avec elle, ordonna-t-il. Vous ne la quittez pas des yeux. C’est compris ?

— Oui, patron.

Il prit son arme, sa plaque, son paquet de cigarettes et quitta la pièce. S’ensuivit un silence de plomb qui emprisonna les deux femmes.

Solenn, assise en face de Jeanne, la considérait avec curiosité. Comme si elle ne l’avait jamais vue avant. D’ailleurs, elle ne l’avait jamais vue. Jamais remarquée, en tout cas. Comme ces gens que l’on croise chaque jour dans les couloirs et auxquels on ne fait même pas attention. Mais, aujourd’hui, cette inconnue était le centre d’intérêt, le centre du monde.

Jeanne, quant à elle, regardait le sol. Une moquette bleue, poussiéreuse et laide. Elle n’avait plus aucune force. Pourtant, elle se sentait soulagée. La culpabilité était partie, les angoisses s’étaient doucement apaisées. Il ne subsistait qu’une douleur étrange. J’ai tellement mal…

Chapitre dix-sept

La porte s’ouvrit et Jeanne sursauta. Le capitaine Esposito venait d’entrer.

— Merci, Solenn. Vous pouvez nous laisser, s’il vous plaît ? fit-il d’un ton sec.

— Oui, bien sûr.

Elle s’éclipsa et Lepage prit sa relève, fermant la porte derrière lui. Esposito s’installa dans son fauteuil tandis que son adjoint se postait à droite de Jeanne.

— On a été faire un petit tour chez vous, Jeanne, annonça le capitaine.

— Chez moi ? répéta-t-elle doucement. Mais…

— Oui, chez vous. Et on a trouvé des choses très intéressantes…

D’un sachet plastique posé à ses pieds, il sortit la correspondance d’Elicius qu’il jeta en vrac sur son bureau comme s’il la lui jetait au visage.

— Je croyais que vous les aviez brûlées, Jeanne !

Il alluma une cigarette et la fixa droit dans les yeux.

— Je vous conseille d’arrêter de me mentir ! ajouta-t-il.

Elle regardait les lettres et le visage sévère du capitaine. Et elle sentit renaître ses forces sous l’impulsion de la colère.

— Vous n’aviez pas le droit d’aller fouiller chez moi ! s’insurgea-t-elle.

— J’ai tous les droits !

— On a aussi pris votre journal, ajouta Lepage. Qui sait ? Il nous sera peut-être utile…

— Mon journal ?

Le lieutenant posa le fameux carnet à côté du courrier et la colère de Jeanne décupla. Elle tenta de récupérer ses écrits mais le capitaine fut plus rapide qu’elle.

— Rendez-moi ça ! rugit-elle.

— Calmez-vous, Jeanne… Ça vaut mieux pour vous…

— Rendez-moi ça !

— Asseyez-vous et calmez-vous !

— Non ! Je me calmerai pas ! Vous… Vous… Vous n’avez pas le droit de lire ce journal !

— Je mène une enquête sur six meurtres ! Dont quatre que vous auriez pu éviter ! Alors je vous le répète : j’ai tous les droits !

Cette fois, Jeanne sut qu’elle ne se contrôlerait pas. Plantée face à son juge, aussi raide qu’une statue. Aussi blanche qu’une statue. Ses yeux qui essayaient de quitter leurs orbites ; sa poitrine qui menaçait d’exploser… Un geyser de haine, Jeanne.

— Vous ne vous sentez pas bien ? demanda soudain le capitaine.

Elle avait reculé jusqu’au mur et fixait les lettres et le journal. Elle allait lui sauter à la gorge, le rouer de coups. Lui arracher les yeux, le tuer peut-être. Le tube vert. Vite. Où est mon sac ? Putain, où est mon sac ?

— Asseyez-vous, Jeanne !

Cette voix résonnait dans sa tête et jusque dans ses entrailles. Lointaine et déformée. Le tube vert. En urgence. Avant d’atteindre le point de non-retour.