Jake porta nerveusement son regard sur le pont qui se profilait devant eux. Il percevait un vrombissement aigu, fantomatique, dans le lointain — le bruit du vent jouant dans les crochets d’acier déglingués qui reliaient les câbles aériens au tablier de béton.
— Crois-tu que ce soit sans danger de traverser ? demanda-t-il.
— Nous le saurons demain, rétorqua Roland.
Le lendemain matin, le groupe de voyageurs se tenait à l’extrémité du long pont délabré, l’œil fixé sur Lud. Les rêves d’Eddie concernant de vieux elfes pleins de sagesse qui auraient maintenu en état de marche des machines que pourraient utiliser les pèlerins avaient fait long feu. Maintenant qu’ils en étaient si proches, il apercevait des brèches dans la cité — des blocs entiers d’édifices avaient été brûlés ou soufflés par des explosions. La ligne des toits lui évoqua une mâchoire malade, déjà partiellement édentée.
Certes, nombre de bâtiments étaient toujours debout, mais leur aspect désolé, désaffecté, emplit Eddie d’une mélancolie qui ne lui était pas habituelle ; sans compter que le pont séparant les voyageurs de ce labyrinthe d’acier et de béton en ruine paraissait tout sauf solide et éternel. Les crochets verticaux de gauche s’affaissaient mollement ; ceux qui restaient à droite hurlaient sous l’effet de la tension. Le tablier était constitué de caissons trapézoïdaux. Certains s’étaient gauchis vers le haut, révélant de noires béances ; d’autres étaient de guingois. Si la plupart de ces derniers s’étaient à peine fissurés, d’autres étaient brisés, formant des brèches assez grandes pour laisser passer des camions — de gros camions. Là où âmes et hourdis avaient disparu, ils distinguaient la rive boueuse et les eaux vert-de-gris de la Send au-delà. Eddie estima la distance entre le tablier et l’eau à quatre-vingt-dix mètres au centre du pont. Estimation modeste, probablement.
Il observa les énormes caissons de béton où s’ancraient les câbles porteurs ; celui de droite semblait en partie arraché du sol. Eddie jugea plus sage de ne pas mentionner le fait aux autres ; que le pont oscillât lentement mais de façon perceptible suffisait. Rien qu’à le regarder, il souffrait déjà du mal de mer.
— Eh bien ? demanda-t-il à Roland. Qu’en penses-tu ?
Le Pistolero désigna le flanc droit du pont. Une passerelle inclinée d’environ un mètre cinquante de large y courait, édifiée sur des caissons de béton plus petits et constituant un tablier à part, segmenté, soutenu par un sous-câble — ou peut-être une épaisse tige d’acier — et fixé aux câbles porteurs par d’énormes crampons arqués. Eddie examina le plus proche avec l’intérêt avide de celui qui risque de confier bientôt sa vie à l’objet de son examen. Le crampon, bien que rouillé, paraissait solide. Une inscription était gravée dans son métal : FONDERIE LAMERK. Eddie, fasciné, s’aperçut qu’il ne savait plus si les mots étaient du Haut Parler ou de l’anglais.
— Je pense que nous pouvons l’utiliser, dit Roland. Il n’y a qu’un endroit à problème. Tu le vois ?
— Ouais… Difficile de faire autrement.
Le pont mesurait au moins quatre cents mètres. Il n’avait sans doute pas été entretenu depuis plus d’un siècle, mais pour Roland, il ne s’était réellement détérioré qu’au cours des cinquante dernières années. La rupture des crampons de droite avait accentué son inclinaison sur la gauche. La torsion la plus forte s’était produite en son milieu, entre les deux tours de câbles hautes de cent vingt mètres. Au point de torsion maximale, un trou béant en forme d’œil courait le long du tablier. La brèche de la passerelle était moins importante ; deux caissons adjacents au moins étaient cependant tombés dans la Send, creusant un fossé de six à neuf mètres de large. À l’emplacement des caissons disparus, ils apercevaient nettement la tige d’acier rouillé, ou le câble, qui soutenait la passerelle. Ils allaient devoir s’en servir pour passer le trou.
— À mon sens, on peut y aller, dit Roland en désignant calmement le pont. La brèche pose un problème, mais la rambarde de sécurité existe encore. On pourra se tenir à quelque chose.
Eddie acquiesça d’un hochement du menton ; son cœur, toutefois, cognait douloureusement dans sa poitrine. La tige de soutien visible de la passerelle ressemblait à un gros tuyau fait d’acier articulé et mesurait probablement un mètre vingt de large, au sommet. En esprit, il visualisa la traversée, les pieds sur le large dos légèrement incurvé du câble, les mains agrippant la rambarde, tandis que le pont tanguerait lentement tel un navire pris dans une faible houle.
— Bon Dieu ! s’écria-t-il. (Il voulut cracher ; il n’avait plus de salive — sa bouche était trop sèche.) Tu es sûr, Roland ?
— Je ne vois pas d’autre possibilité.
Le Pistolero désigna le fleuve ; Eddie aperçut un second pont, depuis longtemps effondré dans la Send, celui-là. Ses vestiges saillaient de l’eau en un enchevêtrement rouillé de vieil acier.
— Qu’en penses-tu, Jake ? demanda Susannah.
— Oh, ça baigne ! rétorqua le garçon du tac au tac.
Et, de fait, il souriait.
— Je te déteste, môme, fit Eddie, que Roland observait, la mine un brin soucieuse.
— Si tu ne te sens pas capable de le faire, dis-le. Ne va pas te tétaniser à mi-parcours.
Eddie fit courir son regard un long moment sur la surface tordue du pont puis opina.
— J’y arriverai, je crois. Les hauteurs n’ont jamais été ma tasse de thé.
— Bien. (Roland regarda chacun tour à tour.) Plus tôt on s’y mettra, plus vite on aura fini. Je passe le premier, avec Susannah. Jake et Eddie suivront en arrière-garde. Tu peux t’occuper du fauteuil ?
— Je veux, mon neveu ! répondit Eddie avec désinvolture.
— Dans ce cas, en route.
Dès qu’il fut sur la passerelle, Eddie sentit la peur combler ses espaces vides telle de l’eau froide ; il commença à se demander s’il n’avait pas commis une bourde hyperdangereuse. Vu de la terre ferme, le pont paraissait ne tanguer que légèrement ; une fois qu’il y eut bel et bien pris pied, il eut l’impression de se retrouver juché sur le balancier de la plus grande horloge du monde. Le mouvement était très lent mais régulier, et l’amplitude des oscillations beaucoup plus longue qu’il ne l’avait supposé. Le revêtement de la passerelle était salement fissuré et penchait de 10 degrés vers la gauche, au bas mot. Ses pieds crissaient sur des amalgames lâches de béton poudreux et le grincement profond des caissons était constant. Au-delà du pont, les toits de la cité oscillaient sans hâte d’avant en arrière, tel l’horizon artificiel du jeu vidéo le plus lent qu’on eût jamais vu.
Au-dessus de leurs têtes, le vent grondait sans relâche dans les crampons tendus. Au-dessous, le sol s’inclinait en à-pic jusqu’à la rive nord-ouest boueuse du fleuve. Eddie était à neuf mètres de hauteur… puis dix-huit… puis trente. Il n’allait pas tarder à surplomber l’eau. À chacun de ses pas, le fauteuil battait contre sa jambe gauche.
Une masse de fourrure se faufila entre ses pieds et, de la main droite, il agrippa comme un dément la rambarde mouillée, retenant à grand-peine un hurlement. Ote, trottinant, lui jeta au passage un bref regard, l’air de dire : « Excuse-moi… Je ne fais que passer. »
— Stupide bestiole ! siffla Eddie entre ses dents serrées.
S’il regardait en contrebas sans plaisir, il se rendit compte qu’il détestait plus encore observer les crampons qui — par quel miracle ? — maintenaient toujours câbles et pont. Ils étaient rongés par la rouille et des nœuds de fils d’acier s’échappaient de la plupart d’entre eux, semblables à des houppettes de coton métalliques. Eddie savait, grâce à son oncle Reg, qui avait travaillé en qualité de peintre sur les ponts George-Washington et Triborough, que crampons et câbles aériens étaient « tissés » de milliers de fils d’acier. Sur ce pont-là, la trame foutait le camp. Les crampons s’effilochaient littéralement et, par voie de conséquence, les fils cassaient.