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Il a tenu jusqu’à maintenant, il tiendra bien encore un peu, pensa-t-il. Tu t’imagines que ce truc va tomber dans l’eau uniquement parce que tu marches dessus ? Prétentieux, va !

Cette pensée, cependant, ne lui fut d’aucun réconfort. Pour ce qu’il en savait, ils étaient peut-être les premiers à tenter la traversée depuis des décennies. Et le pont, somme toute, allait forcément s’effondrer un jour ou l’autre, et, à en juger par son aspect, ce jour était proche. Leurs poids combinés risquaient d’être la goutte d’eau qui ferait déborder le vase.

Eddie heurta de sa tennis un gros bloc de béton et, pris de nausée mais incapable de détourner le regard, il le suivit de l’œil tandis qu’il tombait à n’en plus finir, tournoyant sur lui-même. Il y eut un petit plouf ! — minuscule —, quand il toucha le fleuve. Le vent, qui fraîchissait, soufflait en bourrasques, plaquant sa chemise contre sa peau en sueur. Le pont gémissait et oscillait. Eddie voulut ôter ses mains de la rambarde, mais elles semblaient gelées dans une étreinte mortelle sur le métal piqueté.

Il ferma les paupières un moment. Tu ne vas pas te paralyser. Non. Je… je te l’interdis. S’il te faut regarder quelque chose, choisis un truc vieux, grand et moche. Il rouvrit les yeux, les fixa sur le Pistolero, obligea ses mains à relâcher leur étau et se remit en marche.

11

Roland atteignit le début de la brèche et se retourna. Jake le suivait à un mètre cinquante, Ote sur ses talons. L’animal était accroupi, le cou tendu. Le vent soufflait beaucoup plus fort au-dessus de la Send et Roland voyait onduler la fourrure du bafouilleux. Eddie se trouvait à quelque huit mètres derrière Jake. Les traits crispés, il s’évertuait cependant à poser un pied devant l’autre avec obstination, tenant le fauteuil plié de Susan-nah dans la main gauche. De la droite, il se cramponnait comme un noyé à la rambarde.

— Susannah ?

— Oui, dit aussitôt la jeune femme. Ça va.

— Jake ?

Le gamin leva les yeux, souriant toujours. Le Pistolero comprit qu’il n’y aurait pas de problèmes avec lui. Jake vivait le plus beau moment de sa vie. Ses cheveux voletaient autour de son joli front et ses yeux étincelaient. Il leva le pouce. Roland sourit et leva le sien en retour.

— Eddie ?

— Ne te fais pas de bile pour moi.

Eddie, apparemment, avait l’œil fixé sur Roland ; celui-ci, toutefois, se rendit compte qu’il regardait, au-delà de lui, les bâtiments de brique sans fenêtres qui se pressaient sur la berge à l’autre bout du pont. Parfait. Étant donné sa peur manifeste des hauteurs, c’était sans doute la meilleure chose qu’il pût faire pour ne pas paniquer.

— D’accord, murmura le Pistolero. Nous allons nous attaquer à la brèche, Susannah. Reste tranquillement assise. Ne fais pas de mouvements brusques. Compris ?

— Oui.

— Si tu veux rectifier ta position, c’est maintenant.

— Je suis bien, Roland, dit-elle avec calme. J’espère seulement qu’Eddie va tenir le coup.

— Eddie est un pistolero, désormais. Il va se conduire en pistolero.

Roland pivota vers la droite, faisant ainsi face à l’aval ; il saisit la rambarde, puis commença à franchir la brèche, raclant de ses bottes le câble rouillé.

12

Jake attendit que Roland et Susannah soient presque de l’autre côté de la brèche pour se lancer à son tour. Le vent avait beau souffler en rafales et le pont osciller, il n’éprouvait pas la moindre peur. À dire vrai, il était complètement grisé. À l’inverse d’Eddie, il n’avait jamais eu le vertige ; il était ravi d’être là-haut, d’où il pouvait voir la Send s’étirer comme un ruban d’acier sous un ciel qui commençait à se couvrir de nuages.

À mi-parcours de la brèche (Roland et Susannah, qui avaient atteint l’endroit où reprenait la passerelle inégale, regardaient leurs deux compagnons), Jake se retourna ; son cœur se serra. Ils avaient oublié un membre du groupe quand ils avaient discuté de la traversée. Ote était accroupi, paralysé et manifestement terrifié, au bord de la brèche. Il reniflait l’endroit où se terminait le béton et où commençait la tige incurvée et rouillée.

— Viens, Ote ! cria Jake.

— Ote ! répondit le bafouilleux, et le chevrotement de sa voix rauque fut fort semblable à celui d’un humain.

Il étira son long cou vers Jake, mais n’esquissa pas un mouvement. Ses yeux cerclés d’or étaient immenses et emplis de désarroi.

Une nouvelle rafale frappa le pont, le faisant se balancer en hurlant. Quelque chose vibra près de la tête de Jake — le son d’une corde de guitare pincée, qui venait de casser net. Un fil d’acier venait de sauter du crampon vertical le plus proche, manquant lui écorcher la joue. À trois mètres, Ote était misérablement aplati au sol, les yeux rivés sur Jake.

— Viens ! cria Roland. Le vent fraîchit ! Viens, Jake !

— Pas sans Ote !

Jake entreprit de refaire en sens inverse le chemin qu’il venait de parcourir. Avant qu’il n’eût fait deux pas, Ote se hissa avec précaution sur la tige d’acier. Les griffes, au bout de ses pattes arc-boutées avec raideur, égratignèrent la ronde surface métallique. Eddie, juste derrière le bafouilleux, à présent, était désemparé et mortellement effrayé.

— C’est ça, Ote ! l’encouragea Jake. Viens vers moi !

— Ote-Ote ! Ake-Ake ! cria l’animal, qui se mit à trotter rapidement sur la tige.

Il était presque parvenu à la hauteur de Jake quand le vent se remit traîtreusement à souffler en rafales. Le pont oscilla. Les griffes d’Ote éraflèrent frénétiquement la tige à la recherche d’une prise, mais bernique ! Son arrière-train chassa dans l’espace. Le bafouilleux tenta de se retenir avec ses antérieurs, mais il n’y avait rien à quoi s’accrocher. Ses pattes postérieures filèrent follement en plein ciel.

Jake lâcha la rambarde et plongea, ne pensant qu’aux yeux cerclés d’or d’Ote.

— Non, Jake ! hurlèrent Roland et Eddie d’une seule voix, chacun d’un côté de la brèche, trop éloignés l’un et l’autre pour intervenir.

Jake heurta la tige de la poitrine et du ventre. Son sac à dos tressauta sur ses omoplates et il entendit ses dents s’entrechoquer dans son crâne dans un fracas de boules de billard. Le vent souffla encore et Jake régla ses mouvements sur lui, nouant sa main droite autour de la tige et tendant la gauche vers Ote tandis que celui-ci basculait dans le vide. Le bafouilleux commença à glisser et referma violemment ses mâchoires sur la main offerte de Jake. La souffrance fut instantanée, atroce. Jake cria, mais tint bon, tête baissée, le bras droit étreignant la tige, les genoux durement pressés contre la surface misérablement lisse. Ote était suspendu à sa main gauche comme un acrobate de cirque, levant sur lui ses yeux cerclés d’or ; Jake vit son propre sang ruisseler en minces filets sur les joues du bafouilleux.

13

La peur d’Eddie se volatilisa, cédant la place à une froideur étrange, mais bienvenue. Il laissa bruyamment tomber le fauteuil de Susannah sur le béton craquelé et courut lestement le long du câble, faisant fi de la rambarde. Jake était suspendu tête en bas au-dessus de la brèche, Ote se balançant au bout de sa main gauche tel un pendule de fourrure. Et la main droite du garçon lâchait prise.