— Cours ! lui cria Jake.
Ote obtempéra, les dépassant comme un trait, et bondit, tête baissée, vers l’extrémité du pont côté Lud, slalomant afin d’éviter les trous et sautant par-dessus les lézardes. Il ne se retourna pas. Un moment plus tard, Gasher avait passé le bras autour du cou de Jake. Il puait la crasse et la viande en décomposition, et les deux odeurs se mêlaient pour former un seul relent fétide, agressif et lourd, qui fit se lever le cœur de Jake.
Il plaqua son sexe contre les fesses du garçon.
— Peut-être que je ne suis pas aussi mal en point que je le croyais. Ne dit-on pas que la jeunesse est le vin qui enivre les vieillards ? On va s’en payer une tranche, pas vrai, mon joli louchon ? Ah, on va s’en payer une tranche à en faire chanter les anges !
Ô Jésus ! se dit Jake.
Gasher haussa le ton.
— On se tire, mon impitoyable ami. De grandes choses nous attendent, nous avons d’importants personnages à voir, pour sûr, mais je tiendrai parole. Quant à vous, vous allez rester là où vous êtes un bon quart d’heure, si vous n’êtes pas idiots. Si vous faites mine de bouger, on va tous aller faire risette à la Jolie Dame à la Faux. Pigé ?
— Oui, dit Roland.
— Tu me crois quand je te dis que je n’ai rien à perdre ?
— Oui.
— Très bien. Avance, mon petit ! Une, deux !
Gasher resserra l’étau de son bras, coupant la respiration à Jake et l’entraînant à reculons. Ce fut ainsi qu’ils battirent en retraite, face à la brèche où Roland se tenait avec Susannah sur son dos ; Eddie, à deux pas derrière lui, avait toujours en main le Ruger que Gasher avait appelé un joujou. Gasher soufflait son haleine contre l’oreille de Jake en petites bouffées tièdes. Le pire, c’était l’odeur.
— N’essaie pas de jouer au plus fin, murmura le pirate, ou sinon je t’arrache tes bijoux de famille et te les enfonce jusqu’au troufignon. Ce serait triste de les perdre avant d’avoir eu l’oc-case de t’en servir, pas ? Très, très triste.
Ils parvinrent au bout du pont. Jake se raidit, persuadé que Gasher allait finalement lancer sa grenade. Mais non… Du moins, pas encore. Le pirate poussa Jake dans une étroite allée, le faisant passer entre deux petits box — sans doute d’anciennes guérites de péage. Au-delà, les magasins en brique avaient l’allure de blocs cellulaires.
— Bien, mon couillon, je vais libérer ton cou… Sinon, comment pourrais-tu avoir du souffle pour courir ? Mais je vais te tenir par le bras, et si tu ne files pas aussi vite que le vent, je te promets que je te l’arrache et que j’en ferai un gourdin pour te taper dessus. Compris ?
Jake hocha la tête. D’un coup, l’horrible poids qui comprimait sa trachée-artère s’envola. Aussitôt, il reprit conscience de l’existence de sa main — chaude, gonflée et pleine de feu. Puis Gasher enferma son biceps dans des doigts pareils à des cercles de fer, et il oublia sa main.
— Tra-la-lère ! cria Gasher d’une voix de fausset joyeuse et grotesque. (Il agita la grenade dans la direction du trio sur le pont.) Bye-bye, mes poussins ! (Puis il grogna à l’intention de Jake :) Allez, cours, putain de petit louchon ! Cours !
Jake fut d’abord emporté puis propulsé dans un marathon. Le pirate et lui dévalèrent une rampe incurvée pour rejoindre le niveau de la rue. Confuse, la première pensée de Jake fut que c’était ce à quoi ressemblerait l’East River Drive, deux ou trois siècles après que quelque mystérieuse maladie cérébrale aurait décimé tous les gens sains d’esprit du monde.
Des carcasses, vieilles et rouillées, de ce qui avait dû être jadis des voitures, apparaissaient par intervalles le long des deux trottoirs. La plupart étaient des roadsters en forme de bulle ; Jake n’avait de sa vie vu semblables véhicules (excepté, peut-être, ceux que conduisaient les personnages gantés de blanc des bandes dessinées de Walt Disney) ; il aperçut toutefois une antique coccinelle Volkswagen, peut-être aussi une Corvair Chevrolet et une Ford Model A. Aucune de ces sinistres épaves n’avait de pneus ; ils avaient dû être volés ou être tombés en poussière depuis belle lurette. Toutes les vitres avaient été brisées, comme si les derniers habitants de cette cité avaient pris en horreur le moindre objet susceptible de leur renvoyer leur reflet, même par hasard.
Sous et entre les voitures abandonnées, les caniveaux étaient jonchés de monceaux de ferraille non identifiables et de brillants éclats de verre. Des arbres avaient été plantés à distances régulières en bordure de la rue, à une époque plus heureuse, depuis longtemps révolue ; à présent, ils étaient tellement morts qu’ils ressemblaient à de rigides sculptures de métal contre le ciel nuageux. Certains magasins soit avaient été bombardés, soit s’étaient effondrés tout seuls et, au-delà des tas enchevêtrés de briques qui en constituaient les uniques vestiges, Jake apercevait le fleuve ainsi que les étais rouillés et affaissés du pont de la Send. L’odeur de pourriture mouillée — une odeur qui semblait se bloquer dans les narines — était plus forte que jamais.
La rue s’éloignait vers l’est, divergeant du Sentier du Rayon, et les décombres l’obstruaient davantage. Six ou sept pâtés de maisons plus bas, elle paraissait complètement bouchée ; ce fut pourtant dans cette direction-là que Gasher le tira. Au début, Jake maintint l’allure, mais Gasher lui imposait une cadence formidable. Le garçon se mit à haleter et resta un pas à la traîne. Gasher le souleva quasiment du sol, tandis qu’il le traînait vers la barrière de ferraille, de béton et de barres d’acier rouillé qui se dressait devant eux. Une bouche d’incendie — placée là à dessein, à ce qu’il parut à Jake — se trouvait entre deux larges bâtisses aux façades de marbre poussiéreuses. Devant celle de gauche, se dressait une statue que Jake reconnut au premier regard : celle de la femme qu’on appelait la Justice aveugle, et cela faisait à coup sûr du bâtiment qu’elle gardait un tribunal. Mais il n’eut guère le loisir de la contempler ; Gasher le halait sans merci vers la barricade, et il ne ralentissait pas l’allure.
Il va nous tuer s’il nous emmène là-dedans ! pensa Jake. Mais Gasher, qui traçait comme l’éclair en dépit de la maladie qui s’affichait en réclame sur son visage, enfonça plus profondément les doigts dans le bras de Jake et l’entraîna à la hâte. Jake aperçut une venelle étroite au sein de l’amoncellement de béton, de meubles fendus, de tuyauteries rouillées, de camions et de voitures qui ne s’était pas vraiment formé tout seul. La lumière jaillit soudain dans son esprit. Ce dédale allait retarder Roland des heures… mais c’était l’arrière-cour de Gasher, et celui-ci savait parfaitement où il allait.
La petite ouverture sombre donnant sur la venelle se trouvait sur la gauche du dépotoir branlant. Quand ils y furent, le pirate lança l’objet vert par-dessus son épaule.
— Plonge, mon mignon ! cria-t-il avant de pousser des gloussements aigus, hystériques.
Un instant plus tard, une terrible explosion secoua la rue. L’une des voitures en forme de bulle bondit à plus de cinq mètres dans les airs, puis retomba sur son toit. Une grêle de briques siffla au-dessus de la tête de Jake et quelque chose le frappa violemment à l’omoplate gauche. Il trébucha, et se serait étalé de tout son long si Gasher ne l’avait remis d’aplomb d’une saccade et tiré dans l’étroite ouverture dans les décombres. Une fois dans la venelle, ils furent happés par des ombres menaçantes qui les enveloppèrent.
Quand Jake et Gasher eurent disparu, une petite boule de fourrure se faufila hors d’un barrage de béton. C’était Ote. Le bafouilleux s’immobilisa un moment devant l’ouverture de la venelle, le cou étiré, les yeux brillants. Puis il s’y engagea, le nez au ras du sol, reniflant avec soin.