— Allons-y ! dit Roland dès que Gasher eut tourné les talons.
— Comment as-tu pu ? demanda Eddie. Comment as-tu pu laisser ce monstre l’emmener ?
— Je n’avais pas le choix. Apporte le fauteuil. Nous allons en avoir besoin.
Ils avaient pris pied sur la surface de béton à l’extrémité de la brèche quand une explosion fit trembler le pont, projetant des débris dans le ciel qui s’obscurcissait.
— Seigneur !
Eddie tourna vers Roland un visage crayeux et consterné.
— Pas de panique, dit calmement celui-ci. Les types comme Gasher ne manipulent généralement pas à la légère leurs joujoux hautement explosifs.
Ils parvinrent aux guérites dressées au bout du pont. Roland s’arrêta juste après, au sommet de la rampe incurvée.
— Tu savais que ce mec ne bluffait pas, n’est-ce pas ? dit Eddie. Je veux dire, tu ne le supposais pas — tu le savais.
— C’est un cadavre ambulant, et ces gens-là n’ont plus besoin de bluffer. (La voix de Roland était calme, mais on y décelait une note d’amertume et de souffrance.) Je savais qu’un truc dans ce goût-là risquait de se produire, et si nous avions vu ce gars-là plus tôt, quand nous étions encore hors de portée de son œuf explosif, nous aurions pu le tenir à distance. Mais Jake est tombé, et Gasher était trop près. À mon avis, il a pensé qu’en amenant un garçon nous comptions acquitter un droit de passage pour pouvoir traverser la cité en toute sécurité. Merde ! Quelle guigne !
Il s’assena un coup de poing sur la cuisse.
— Eh bien, allons le chercher !
Roland secoua la tête.
— Nous allons devoir nous séparer. Nous ne pouvons emmener Susannah là où ce fils de pute est parti ni la laisser seule.
— Mais…
— Écoute et ne discute pas… si tu veux sauver Jake. Plus nous nous attardons, plus sa piste sera froide. Et il est coton de suivre une piste refroidie. Tu as ta propre mission à remplir. S’il existe un autre Blaine — et je suis sûr que c’est ce que croit Jake —, toi et Susannah devez le trouver. Il doit y avoir une gare, ou ce qu’on appelait jadis, dans les pays lointains, un berceau. Tu comprends ?
Pour une fois, Dieu merci, Eddie n’ergota pas.
— Ouais. Nous le trouverons. Et après ?
— Tire une balle toutes les demi-heures ou à peu près. Une fois que j’aurai Jake, je vous rejoindrai.
— Des coups de feu risquent d’attirer l’attention d’autres gens, dit Susannah.
Eddie avait aidé la jeune femme à s’extirper du harnais et elle était de nouveau assise dans son fauteuil.
Roland leur jeta un regard froid.
— Débrouillez-vous-en.
— OK ! (Eddie tendit la main ; Roland la serra furtivement.) Retrouve-le, Roland.
— Oh, je le retrouverai ! Priez seulement vos dieux pour que ce ne soit pas trop tard. Et rappelez-vous le visage de vos pères, tous les deux.
Susannah hocha la tête.
— On va essayer.
Roland tourna les talons et dévala la rampe d’un pas ailé. Quand il eut disparu de leur vue, Eddie regarda Susannah et ne fut pas vraiment surpris de voir la jeune femme en pleurs. Lui-même avait envie de pleurer. Une demi-heure plus tôt, ils formaient une petite bande d’amis proches. Leur douillette intimité avait volé en miettes en l’espace de quelques minutes — Jake avait été enlevé, Roland était parti à sa recherche. Jusqu’à Ote qui s’était enfui. Eddie ne s’était jamais senti aussi abandonné de sa vie.
— J’ai l’intuition que nous ne les reverrons jamais, dit Susannah.
— Bien sûr que si ! répondit Eddie d’un ton brusque. (Cependant, il partageait le pressentiment de la jeune femme. La prémonition que leur quête avait pris fin avant d’avoir réellement commencé alourdissait son cœur.) Dans un combat contre Attila le Hun, je parierais à trois contre deux sur Roland le Barbare. Viens, Suzie… nous avons un train à prendre.
— Mais où ? demanda-t-elle, misérable.
— Je ne sais pas. Peut-être devrions-nous mettre la main sur le premier elfe vieux et sage venu pour lui poser la question.
— Qu’est-ce que tu racontes, Edward Dean ?
— Rien.
Et parce qu’il pensait être tout à fait capable d’éclater en sanglots, Eddie saisit les poignées du fauteuil et se mit à le pousser le long de la rampe craquelée et jonchée de verre qui menait à la cité de Lud.
Jake ne tarda pas à sombrer au sein d’un monde brumeux, où la souffrance constituait les uniques repères : sa main qui lui élançait, l’endroit de son biceps où les doigts de Gasher s’enfonçaient telles des chevilles d’acier, ses poumons en feu. Très vite, ces douleurs se fondirent, puis un point aigu, brûlant, dans le côté gauche, les domina. Jake se demanda si Roland était déjà sur leur piste. Il se demanda également combien de temps Ote serait capable de survivre dans ce monde si différent de l’habitat de plaine et de forêt qui avait toujours été le sien. Puis Gasher lui lança un coup de poing au visage, lui faisant saigner le nez, et toute pensée se dilua dans un bain rouge de douleur.
— Magne, mon salopiau ! Remue tes mignonnes petites fesses !
— Je cours… aussi vite que possible, haleta Jake, qui évita de justesse un épais tesson de verre saillant telle une longue dent translucide du mur de ferraille à main gauche.
— J’espère que non, ou je vais te mettre K-O et te traîner par les cheveux si c’est le cas ! Allez, schnell, petit bâtard !
Jake, sans trop savoir comment, força l’allure. En plongeant dans la venelle, il avait cru qu’ils redéboucheraient rapidement sur l’avenue ; à présent, à son corps défendant, il comprenait que non. Plus qu’une venelle, c’était une rue camouflée et fortifiée qui s’enfonçait au cœur du pays des Gris. Les hauts murs chancelants qui enserraient les coureurs avaient été édifiés avec une foule de matériaux des plus hétéroclites : des voitures, complètement ou partiellement aplaties par des blocs de granit et d’acier empilés dessus ; des colonnes de marbre ; des machines-outils inconnues, rendues rouge terne par la rouille aux endroits où la graisse ne les noircissait plus ; un poisson de cristal et de chrome aussi grand qu’un avion privé, avec un mot sibyllin dans le Haut Parler — DÉLICE — élégamment gravé dans son flanc d’écaillés étincelantes ; des chaînes enchevêtrées, dont chaque maillon était aussi gros que la tête de Jake, enveloppant un fouillis dément de meubles qui se tenaient en équilibre aussi précaire au-dessus d’eux que des éléphants de cirque sur leurs minuscules plates-formes d’acier.
Parvenu à un endroit où cette folle venelle se divisait, Gasher prit sans hésiter l’embranchement de gauche. Un peu plus loin, trois autres ruelles, si étroites, celles-là, qu’on aurait dit des tunnels, rayonnaient dans diverses directions. Cette fois, Gasher s’engagea dans celle de droite. Le boyau, apparemment tapissé de montagnes de boîtes pourrissantes et d’énormes tas de vieux papier — du papier qui, jadis, avait peut-être été des livres ou des magazines —, était trop exigu pour que tous deux y avancent de front. Gasher poussa Jake en avant et se mit à lui bourrer le dos de coups pour l’inciter à presser l’allure. C’est ce que doit éprouver un bœuf quand on le pousse dans la glissière menant à l’abattoir, pensa Jake, qui jura, s’il sortait vivant de l’aventure, de ne plus jamais manger de bifteck.