Il progressa à pas lents et aperçut l’ouverture d’une venelle à demi dissimulée derrière un gros bloc de béton effrité. Il distingua des empreintes de pieds dans la poussière poudreuse — celles de deux individus, des grandes et des petites. Sur le point de se remettre debout, Roland les examina encore et s’accroupit de nouveau. Il n’y avait pas deux paires d’empreintes, mais trois, la troisième dessinant les pattes d’un petit animal.
— Ote ? appela doucement Roland. (Pendant un moment, ce fut le silence, puis un unique aboiement discret retentit du sein des ténèbres. Roland pénétra dans la venelle ; deux yeux cerclés d’or le regardaient à hauteur du premier coude. Le Pistolero se hâta vers le bafouilleux. Celui-ci, qui ne supportait toujours que la proximité du seul Jake, recula d’un pas, puis se campa fermement sur ses pattes, levant un regard anxieux sur l’arrivant.) Tu veux bien m’aider ? (Roland percevait le sec rideau rouge de la fièvre guerrière au bord de sa conscience, mais, pour l’heure, le Pistolero ne devait pas céder à cet indicible soulagement.) M’aider à retrouver Jake ?
— Ake ! aboya Ote, observant toujours Roland de ses yeux craintifs.
— En route, alors ! Trouve-le !
Ote tourna aussitôt les talons et dévala promptement la venelle, le nez collé au sol. Roland lui emboîta le pas, levant à l’occasion les yeux sur le bafouilleux. Sinon, il gardait le regard fixé sur le trottoir vétuste, à la recherche de signes.
— Bon Dieu ! fit Eddie. Qu’est-ce que c’est que ces gens-là ?
Susannah et lui avaient suivi la rue au pied de la rampe sur une distance de deux pâtés de maisons. Ils avaient aperçu la barricade qui se dressait droit devant (manquant de moins d’une minute l’entrée de Roland dans la venelle partiellement dissimulée) et, mettant le cap sur le nord, avaient pris une voie plus large qui avait rappelé la 5e Avenue à Eddie. Il n’avait pas osé le dire à Susannah ; il était encore trop sous le coup de la déception à la vue de cette cité puante et en ruine pour lâcher une remarque optimiste.
« La 5e Avenue » les conduisit dans une zone de grands immeubles de pierre blanche qui évoquèrent à Eddie la Rome des films de gladiateurs qu’il regardait, enfant, à la télé. Les bâtisses étaient austères et, dans l’ensemble, en bon état. Eddie était prêt à parier qu’il s’agissait d’édifices publics — galeries, bibliothèques, peut-être des musées. L’un, coiffé d’un vaste toit en dôme, qui s’était craquelé comme un œuf de granit, était peut-être un ancien observatoire, bien qu’Eddie eût lu quelque part que les astronomes aimaient à être à l’écart des métropoles, parce que toutes les lumières électriques foutaient la merde dans l’observation qu’ils faisaient des étoiles.
Il y avait des échappées entre ces imposants édifices et, si le gazon et les fleurs d’autrefois avaient été envahis par les mauvaises herbes et un fouillis de broussailles, l’endroit avait conservé un aspect majestueux ; Eddie se demanda s’il avait constitué jadis le noyau de la vie culturelle de Lud. Cette époque, bien sûr, remontait aux calendes grecques ; Eddie doutait fort que Gasher et ses comparses fissent montre d’un quelconque intérêt pour les ballets ou la musique de chambre.
Susannah et lui étaient parvenus à un embranchement important, d’où partaient quatre larges avenues tels les rayons d’une roue. En son moyeu, s’étendait une spacieuse place pavée, ceinte de haut-parleurs fichés sur des poteaux d’acier hauts de douze mètres. Au centre de la place, se dressait un piédestal soutenant les vestiges d’une statue — un puissant destrier de cuivre, vert-de-grisé, lançant ses antérieurs dans les airs. Le guerrier qui avait jadis monté ce cheval de bataille reposait à côté sur son épaule corrodée, brandissant d’une main ce qui ressemblait à une mitrailleuse et une épée de l’autre. Ses jambes enlaçaient toujours le corps de son ancienne monture, mais ses bottes étaient demeurées soudées à ses flancs de métal. MORT AUX GRIS ! barrait le piédestal en lettres d’un orange fané.
En observant les avenues en étoile, Eddie vit les poteaux des haut-parleurs plus en détail. Si certains étaient tombés, la plupart étaient toujours debout, et chacun s’ornait d’une macabre guirlande de cadavres. Par voie de conséquence, la place sur laquelle débouchait « la 5e Avenue » ainsi que les rues qui en rayonnaient étaient confiées à la garde d’une petite armée de morts.
— Qu’est-ce que c’est que ces gens-là ? répéta Eddie.
Il n’attendait pas de réponse, et Susannah ne lui en donna pas… mais elle aurait pu. Elle avait déjà eu auparavant des visions du passé du monde de Roland, mais aucune n’avait jamais été si nette et certaine que celle-là. Toutes ses visions précédentes, comme celle qu’elle avait eue à River Crossing, avaient une qualité obsédante, à l’instar des rêves, mais l’expérience qu’elle vécut alors survint en un flash unique, et ce fut comme si elle voyait la face tordue d’un dangereux maniaque à la lueur aveuglante d’un éclair.
Les haut-parleurs… les corps pendus… la batterie. Elle comprit tout à coup ce qui les reliait aussi clairement qu’elle avait compris que les chariots lourdement chargés qui traversaient jadis River Crossing pour se rendre à Jimtown étaient tirés par des bœufs et non par des mules ou des chevaux.
— Oublie cette racaille, dit-elle d’une voix qui tremblait à peine. C’est le train qui nous intéresse… Quelle route, d’après toi ?
Eddie leva les yeux sur le ciel qui s’obscurcissait et repéra sans mal le Sentier du Rayon parmi les nuages qui filaient. Il baissa ensuite son regard sur le sol, et ne fut guère surpris de constater que l’entrée de la rue correspondant au plus près au Sentier du Rayon était gardée par une grosse tortue de mer en pierre. Sa tête reptilienne pointait hors de la fente de sa carapace de granit ; ses yeux profondément enfoncés semblaient les observer avec curiosité. Eddie la désigna d’un signe de tête et eut un pauvre sourire.
— Tu vois la tortue comme elle est ronde ?
Susannah lui jeta un coup d’œil et acquiesça. Eddie poussa le fauteuil sur la place et s’engagea dans la rue de la Tortue. Les cadavres qui la flanquaient exhalaient une sèche odeur de cannelle qui fit se révulser l’estomac du garçon… non qu’elle fût désagréable, bien au contraire… l’arôme d’épice sucrée qu’un gosse serait ravi de saupoudrer sur ses tartines grillées du matin.
La rue de la Tortue, Dieu merci, était large et la plupart des cadavres accrochés aux poteaux n’étaient guère plus que des momies ; Susannah, cependant, en vit certains relativement récents ; des mouches très affairées rampaient encore sur la peau noircissante de leurs faces gonflées et des asticots sortaient en se tortillant de leurs yeux pourrissants.
Et, au pied de chaque poteau, s’empilait un petit tas d’os.
— Il doit y en avoir des milliers, dit Eddie. Hommes, femmes et enfants.
— Oui, répondit Susannah d’une voix calme qui parut lointaine et bizarre à ses propres oreilles. Ils ont eu beaucoup de temps à tuer. Et ils l’ont mis à profit pour se massacrer entre eux.
— Faites entrer en scène ces satanés elfes pleins de sagesse ! s’écria Eddie.
Le rire qui suivit son exclamation ressembla fort à un sanglot.
Eddie pensa qu’il commençait enfin à comprendre pleinement la signification réelle de cette phrase innocente : Le monde a changé. Et la masse d’ignorance et de mal qu’elle recouvrait.