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Et sa profondeur.

Les haut-parleurs étaient une mesure de temps de guerre, pensa Susannah. Aussi évident que deux et deux font quatre ! Dieu seul sait quelle guerre ou à quelle époque elle a eu lieu, mais il a dû y avoir un sacré truc. Les maîtres de Lud utilisaient les haut-parleurs pour faire des annonces dans toute la cité de quelque point central, à l’abri des bombes — un bunker transformé en QG comme celui où Hitler et son haut état-major se sont réfugiés à la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Et, dans ses oreilles, résonnait la voix de commandement et d’autorité qui avait grondé de ces haut-parleurs — aussi distinctement qu’elle avait entendu le grincement des chariots traversant River Crossing et le claquement du fouet sur l’échine des bœufs peinant sous l’effort.

Les centres de ravitaillement A et D seront fermés aujourd’hui ; veuillez vous rendre aux centres B, C, E et F munis des tickets appropriés.

Escouades de milice 9, 10 et 12 au rapport à Sendside.

Bombardement aérien prévu entre huit et dix heures Tous les non-combattants devront se présenter aux abris qui leur ont été assignés. Apportez vos masques à gaz. Je répète : apportez vos masques à gaz.

Des annonces, oui… et une version dénaturée des nouvelles — une version de propagande, militante, que George Orwell aurait qualifiée de mentir-vrai. Et, entre les bulletins d’information et les annonces, de la musique militaire criarde et des exhortations à respecter les soldats tombés au champ d’honneur en envoyant davantage d’hommes et de femmes dans la gueule sanglante de l’abattoir.

Puis la guerre avait pris fin, et le silence s’était abattu… pour un temps. Car, à un moment donné, les haut-parleurs s’étaient remis à diffuser. Quand ? Cent ans plus tôt ? Cinquante ? Quelle importance ? pensa Susannah. Ce qui importait, c’était que lorsque les haut-parleurs avaient été réactivés, la seule chose qu’ils eussent diffusée était une unique bande enregistrée — celle avec le morceau de batterie. Et les descendants des habitants originels de la cité l’avaient prise pour… pour quoi ? La Voix de la Tortue ? La Volonté du Rayon ?

Susannah se surprit à se rappeler la fois où elle avait demandé à son père — un homme paisible mais profondément cynique — s’il croyait à l’existence d’un dieu dans le ciel qui dirigeait le cours des événements humains. Eh bien, avait-il répondu, oui et non, Odetta. Je suis sûr que Dieu existe, mais, à mon avis, Il ne Se préoccupe guère, sinon pas du tout, de nous, ces temps-ci. Je crois que depuis que nous avons tué Son fils, Il a fini par Se persuader qu’il n’y avait rien à tirer des fils d’Adam et des filles d’Ève et qu’il s’est lavé les mains de nous. Sage bonhomme !

En réponse à cette déclaration (qu’elle attendait — elle avait onze ans, à l’époque, et connaissait comme sa poche la tournure d’esprit de son paternel), Susannah lui avait montré un entrefilet à la page des Églises communautaires dans le journal local, où l’on annonçait que le révérend Murdock, de l’Église méthodiste de la Grâce, expliciterait ce dimanche-là le sujet : « Dieu parle chaque jour à chacun de nous » par un texte tiré de la Première Épître aux Corinthiens. Son père en avait ri aux larmes. Bon, je suppose que chacun de nous entend quelqu’un lui parler, avait-il dit ensuite, et tu peux parier ton dernier dollar sur une chose, mon cœur : chacun de nous — y compris ce révérend Murdock ici nommé — entend cette voix lui dire exactement ce qu’il souhaite entendre. C’est tellement plus commode !

Ce que ces gens-là avaient apparemment voulu entendre dans le morceau de batterie enregistré était une invitation à commettre un meurtre rituel. Et, désormais, chaque fois que la batterie commençait à vibrer à travers ces centaines ou ces milliers de haut-parleurs — un martèlement rythmique qui n’était en fait que la percussion d’une chanson des ZZ Top intitulée Velcro Fly, à en croire Eddie —, elle devenait pour eux le signal de tendre les cordes et de hisser une poignée de pauvres bougres en haut des premiers poteaux qui leur tombaient sous la main.

Combien ? se demanda-t-elle tandis qu’Eddie poussait son fauteuil, dont les pneus de caoutchouc dur entaillés et cabossés grinçaient sur du verre brisé, chuintaient sur des amas de papier au rebut. Combien de gens ont-ils été tués au fil des années parce qu’un circuit électronique sous la cité a eu le hoquet ? Cela a-t-il commencé parce qu’ils ont reconnu le caractère fondamentalement étranger d’une musique venue — comme nous, et l’avion, et quelques voitures le long de cette rue — d’un autre monde ?

Elle l’ignorait ; elle savait toutefois qu’elle avait dorénavant fait sien le point de vue cynique de son père pour ce qui avait trait à Dieu et aux conversations qu’il pouvait ou non avoir avec les fils d’Adam et les filles d’Ève. Ces gens-là avaient cherché une raison de s’entre-tuer, c’est tout, et la batterie leur en avait fourni une aussi valable qu’une autre.

Elle songea à la ruche qu’ils avaient croisée — la ruche difforme des abeilles blanches dont le miel les aurait empoisonnés s’ils avaient été assez fous pour en manger. Ici, sur cette rive de la Send, une autre ruche agonisait, avec d’autres abeilles blanches et mutantes, dont le dard, en dépit de leur confusion, de leur égarement et de leur perplexité, ne serait pas moins mortel.

Et combien encore devront mourir avant que la bande ne se casse ?

Comme si ses pensées avaient suffi pour les déclencher, les haut-parleurs se mirent soudain à retransmettre l’impitoyable battement syncopé de la batterie. Eddie en cria de surprise. Susannah hurla et se boucha les oreilles — mais elle eut encore le temps d’entendre faiblement le reste de la musique : la ou les pistes qui avaient été mises en sourdine des dizaines d’années auparavant quand quelqu’un (sans doute par hasard) avait touché le bouton BALANCE, le fermant à fond d’un côté, réduisant ainsi au silence les guitares et la partie vocale.

Eddie continuait de la pousser dans la rue de la Tortue et le long du Sentier du Rayon, tentant de regarder dans toutes les directions à la fois et de ne pas humer l’odeur de putréfaction. Merci, mon Dieu, pour le vent ! pensa-t-il.

Il pressa l’allure, scrutant les trouées qu’envahissait l’herbe entre les massifs édifices blancs à la recherche de la gracieuse trajectoire d’un monorail aérien. Il voulait sortir de cet interminable corridor de la mort. Quand il aspira une nouvelle bouffée de cette odeur insidieusement douce de cannelle, il lui sembla qu’il n’avait rien désiré aussi ardemment de toute sa vie.

19

Jake émergea brutalement de son état de torpeur ; Gasher l’avait attrapé par le cou et le tirait avec toute la force d’un cavalier cruel freinant son cheval lancé au galop. Le pirate avança la jambe, et Jake, y butant, tomba à la renverse. Sa tête heurta le trottoir et, l’espace d’un moment, il perdit conscience. Gasher, pas charitable pour deux ronds, lui fit rapidement recouvrer ses esprits en lui tordant la lèvre inférieure.

Jake hurla et se dressa d’un bond sur son séant, donnant des coups de poing à l’aveuglette, que Gasher, d’une main, esquiva sans difficulté ; de l’autre, il empoigna Jake sous l’aisselle et le remit sans ménagement sur ses pieds. Le garçon demeura planté là, chancelant comme un ivrogne. Il était désormais au-delà des protestations ; au-delà, quasiment, de tout entendement. Il ne savait qu’une chose : chaque muscle de son corps était endolori et sa main blessée hurlait comme un animal pris dans un piège.