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Gasher, apparemment, avait besoin de souffler et, cette fois, il mit plus longtemps à reprendre haleine. Penché vers le sol, les mains cramponnées aux genoux de son pantalon vert, il respirait par petits halètements rapides et sifflants. Son écharpe jaune était de travers. Son œil sain rutilait comme un diamant de pacotille. Le bandeau de soie blanche qui recouvrait l’autre était tout froissé, et des caillots d’horribles sanies jaunâtres suintaient sur sa joue.

— Regarde au-dessus de ta tête, mon couillon, et tu verras pourquoi je t’ai stoppé net. Regarde !

Jake renversa son visage vers le ciel et, choqué comme il l’était, il ne fut pas le moins du monde surpris de découvrir une fontaine de marbre de la taille d’une caravane qui se balançait à vingt-cinq mètres dans les airs. Gasher et lui se trouvaient presque exactement dessous. Deux câbles rouillés la maintenaient, en grande partie dissimulés au milieu d’une énorme masse instable de bancs d’église. En dépit de son hébétude, Jake vit que les câbles étaient plus sérieusement effilochés que les crampons du pont.

— Tu vois ? (Gasher, souriant, porta la main gauche à son œil couvert d’un bandeau, cueillit un amas de matières semblables à du pus, qu’il lança au loin d’une pichenette avec indifférence.) Super, hein ? Oh, pour sûr, l’Homme Tic-Tac est un mec à la coule, y a pas à chier ! (Où est cette saloperie de batterie ? Elle devrait s’être mise en marche… Si Vipère l’a oubliée, je lui enfoncerai un bâton si profond dans le cul qu’il en aura le goût de l’écorce dans la bouche.) À présent, regarde devant toi, mon délicieux petit louchon.

Jake obéit ; aussitôt, Gasher lui assena un tel coup de poing que le garçon chancela en arrière et faillit tomber.

— Pas en l’air, âne bâté ! Par terre ! Tu vois ces deux pavés noirs ?

Au bout d’un moment, Jake les aperçut. Il hocha apathiquement la tête.

— Ne marche pas dessus, sous peine de recevoir tout ce fourbi sur le crâne, mon couillon. Et si quelqu’un voulait te récupérer après ça, il devrait te ramasser avec un buvard. Pigé ?

Jake hocha de nouveau la tête.

— Bien. (Gasher aspira une dernière goulée d’air et assena une bourrade sur l’épaule de Jake.) En route, mauvaise troupe ! Qu’est-ce t’attends ? Une, deux !

Jake enjamba le premier pavé décoloré et vit qu’il s’agissait en fait d’un disque de métal qu’on avait arrondi pour lui donner la forme d’un pavé. Le second était ingénieusement placé dans le prolongement du premier : si un intrus non averti loupait le premier, il poserait très certainement le pied sur le second.

Eh bien, vas-y ! songea Jake. Pourquoi pas ? Le Pistolero ne te retrouvera jamais dans ce dédale, alors saute et finissons-en ! Ce sera plus propre que ce que Gasher et ses copains te réservent. Et plus rapide.

Ses mocassins poussiéreux s’agitèrent dans l’air au-dessus du traquenard.

Gasher le frappa du poing au milieu du dos, mais sans violence.

— Tas envie d’aller faire risette à la Jolie Dame à la Faux, hein, mon petit couillon ? (La note de cruauté démente de sa voix avait cédé la place à de la simple curiosité. Si on y percevait une autre émotion, c’était moins de la peur que de l’amusement.) Eh bien, vas-y, si c’est ton idée. Moi, j’ai déjà mon billet. Seulement, fais vite ! Que les dieux foudroient tes yeux !

Le pied de Jake se posa au-delà du mécanisme déclencheur. Sa volonté de vivre encore un peu ne se fondait pas sur l’espoir que Roland le retrouve, non ; simplement, c’était ce que Roland ferait : continuer jusqu’à ce que quelqu’un l’arrête, puis faire quelques pas de plus s’il le pouvait.

S’il mourait maintenant, il entraînerait peut-être Gasher avec lui, mais Gasher seul était de la roupie de sansonnet — un regard suffisait pour comprendre qu’il disait la vérité en affirmant avoir déjà un pied dans la tombe. S’il continuait, Jake avait peut-être une chance de prendre aussi certains des amis de Gasher… peut-être même celui que le pirate appelait l’Homme Tic-Tac.

Si je dois aller faire risette à la jolie Dame à la Faux, comme il dit, autant que ce soit en nombreuse compagnie, pensa Jake.

Roland aurait compris.

20

Jake se trompait quant à la capacité du Pistolero à suivre leurs traces à travers le dédale ; le sac à dos n’était que le plus évident des indices qu’ils avaient semés derrière eux, mais Roland eut tôt fait de se rendre compte qu’il n’avait pas besoin de s’arrêter pour chercher des indices. Il lui suffisait de suivre Ote.

Cela ne l’empêcha pas de faire halte à plusieurs intersections, histoire d’être sûr ; chaque fois, le bafouilleux se retourna et poussa son aboiement bas et impatient, qui semblait dire : « Dépêche-toi ! Tu veux les perdre ? » Quand les indices qu’il repéra — des empreintes, un fil de la chemise de Jake, un morceau du tissu jaune vif de l’écharpe de Gasher — eurent par trois fois confirmé les choix de l’animal, Roland se contenta de le suivre. Il ne renonça pas à chercher des indices, mais ne s’arrêta plus pour les repérer. Puis la batterie retentit, et ce fut elle — plus la curiosité qu’avait manifestée Gasher à propos du contenu du sac à dos de Jake — qui sauva la vie à Roland cet après-midi-là.

Il pila net, dérapant dans ses bottes poussiéreuses, et son revolver jaillit dans ses mains avant qu’il eût identifié le bruit. Quand il l’eut reconnu, il rengaina l’arme dans son étui avec un grognement d’impatience. Il était sur le point de se remettre en route quand son regard tomba par hasard sur le sac de Jake… puis sur deux lignes ténues à la gauche de celui-ci. Roland étrécit les yeux et distingua deux minces fils de fer qui se croisaient à hauteur des genoux à moins de trois pas devant lui. Ote, que sa morphologie mettait naturellement au ras du sol, s’était faufilé avec agilité à travers le X formé par les barbelés ; n’étaient la batterie et la découverte du sac, Roland, lui, se serait jeté droit dedans. Tandis qu’il levait le regard sur les amas de ferraille, disposés à dessein, tenant en équilibre de part et d’autre de la venelle, ses lèvres se serrèrent. Il l’avait échappé belle, et seul le ka lui avait permis d’avoir la vie sauve.

Ote aboya avec impatience.

Roland se mit à plat ventre et rampa sous les fils, progressant avec une lenteur prudente — il était plus grand que Jake ou que Gasher, et il se rendit compte qu’un homme de haute taille ne pourrait passer là-dessous sans déclencher l’avalanche soigneusement préparée. La batterie vibrait, vibrait sourdement dans ses tympans. Je me demande s’ils sont tous devenus fous, pensa-t-il. Si je devais écouter ça tous les jours, il me semble que je perdrais la tête.

Il franchit les barbelés, ramassa le sac à dos et jeta un coup d’œil dedans. Les livres de Jake et quelques vêtements s’y trouvaient toujours, ainsi que les trésors que le gamin avait glanés en cours de route — une roche où étincelaient des éclats jaunes semblables à de l’or, mais qui n’en étaient pas ; une pointe de flèche, sans doute un vestige du Vieux Peuple de la forêt, que Jake avait trouvée dans un bosquet le lendemain de son parachutage ; une poignée de pièces de monnaie de son monde ; les lunettes de soleil de son père ; trois ou quatre autres bricoles que seul un garçon de moins de treize ans était à même d’apprécier. Des babioles qu’il voudrait récupérer… c’est-à-dire, à condition que Roland le retrouve avant que Gasher et ses amis aient le temps de le changer, de le blesser au point qu’il perde tout intérêt pour les distractions et curiosités innocentes de la préadolescence.