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La face grimaçante de Gasher flotta dans l’esprit de Roland telle la trogne d’un démon ou d’un djinn sorti d’une bouteille : les dents mal plantées, les yeux vides, la syphilis qui lui bouffait les joues et s’étalait sous les mâchoires mal rasées. Si tu lui fais du mal… pensa-t-il, puis il s’obligea à chasser cette pensée, car elle ne menait à rien. Si Gasher faisait du mal au gosse (Jake ! insista son cerveau avec force. Pas le gosse… Jake ! Jake !), Roland le tuerait, aussi sûr que deux et deux faisaient quatre. Mais son acte n’aurait aucun sens — Gasher était déjà mort.

Le Pistolero rallongea les sangles du sac à dos, s’émerveillant à la vue de ces boucles qui permettaient l’opération, le glissa sur son dos et se remit debout. Ote s’était éloigné ; Roland cria son nom et le bafouilleux se retourna.

— Viens, Ote.

Roland ignorait si l’animal comprenait (ou, si oui, s’il obéirait), mais il valait mieux — il était plus prudent — qu’il restât près de lui. Puisque guet-apens il y avait eu, il risquait d’y en avoir d’autres. La fois suivante, Ote pourrait bien ne pas être aussi chanceux.

— Ake ! aboya Ote, sans bouger d’un poil.

L’aboiement était péremptoire ; Roland, cependant, déchiffra les sentiments réels d’Ote dans ses yeux : ils étaient assombris par la peur.

— Oui, mais c’est dangereux. Viens, Ote.

Derrière eux, sur le chemin par lequel ils étaient venus, retentit le fracas d’un objet lourd qui tombait, probablement délogé par la dure vibration de la batterie. Roland aperçut çà et là les haut-parleurs qui saillaient des décombres tels d’étranges animaux au long cou.

Ote trottina vers lui et leva les yeux, essoufflé.

— Reste près de moi.

— Ake ! Ake-Ake !

— Oui. Jake.

Roland reprit sa course, Ote courant sur ses talons aussi docilement qu’un chien.

21

Pour Eddie, ainsi que l’avait dit un jour quelque sage, tout n’était jamais qu’un éternel recommencement : il galopait, poussant le fauteuil de Susannah, luttant de vitesse avec le temps. La rue de la Tortue avait remplacé la plage, mais, en somme, c’était du pareil au même. Oh… il y avait une différence notable : à présent c’était une gare (ou un berceau) qu’il cherchait, pas une porte logée dans le vide.

Susannah était assise, droite comme un I, dans son fauteuil, ses cheveux voletant, le revolver de Roland dans la main droite, son canon pointé vers le ciel lourd de nuages d’orage. La batterie puisait sans relâche, les matraquant de son tonnerre. Un objet semblable à un plat gigantesque gisait au milieu de la chaussée juste devant eux ; l’esprit surmené d’Eddie, peut-être à cause des édifices classiques qui les entouraient, fit surgir l’image de Jupiter et de Thor jouant au frisbee. Jupiter fait un superbe lancer… Thor laisse tomber le disque à travers un nuage… Putain, c’était l’heure de la récré sur l’Olympe !

Le frisbee des dieux, pensa-t-il, faisant slalomer Susannah entre deux épaves de voitures rouillées, quel concept !

Il propulsa le fauteuil sur le trottoir pour contourner l’objet qui, vu de plus près, avait l’air d’une antenne parabolique. Il faisait redescendre le fauteuil du trottoir afin de le remettre sur la chaussée — le trottoir était trop encombré de saloperies pour permettre de battre des records —, quand la batterie se tut soudainement. Les échos roulèrent et s’éloignèrent dans un silence renouvelé ; sauf que ce n’était pas réellement du silence, remarqua-t-il. Devant eux, un bâtiment de marbre se dressait à l’intersection de la rue de la Tortue et d’une deuxième avenue. Bien que parasité par la vigne et une plante hirsute semblable à des barbes de cyprès, il conservait sa magnificence et une certaine majesté. Un peu plus loin, une foule jacassait avec excitation.

— Ne t’arrête pas ! ordonna sèchement Susannah. Nous n’avons pas le temps de…

Un cri hystérique perça les babillages, accompagné de beuglements d’approbation et, chose incroyable, de ce genre d’applaudissements qu’Eddie avait entendus dans les hôtels-casinos d’Atlantic City après la prestation du pianiste de service. Le cri s’étrangla en un long gargouillis mourant pareil à la stridulation d’une cigale. Eddie sentit ses cheveux se dresser sur sa tête. Il jeta un coup d’œil aux cadavres suspendus au plus proche haut-parleur et comprit que les Ados de Lud, en quête de divertissement, s’adonnaient à une nouvelle exécution publique.

Super ! pensa-t-il. Il ne leur manque que Tony Orlando et Dawn chantant Knock Three Times pour mourir heureux.

Il regarda avec curiosité le pilier d’angle de pierre. D’aussi près, la vigne qui l’avait envahi exhalait une puissante odeur d’herbe, sacrément amère, mais qu’il préférait à tout prendre à la senteur douceâtre de cannelle des cadavres momifiés. Les vrilles retombaient en gerbes échevelées, créant des cascades végétales à l’emplacement des anciens porches. Tout à coup, une silhouette jaillit comme une fusée de l’une de ces cascades et se précipita vers eux. Eddie s’aperçut qu’il s’agissait d’un gamin, et qui n’avait pas quitté ses langes depuis très longtemps, à en juger par sa taille. Il était vêtu d’un étrange costume à la Petit Lord Fauntleroy, avec chemise blanche à jabot et culotte courte de velvet, et portait des rubans dans les cheveux. Une folle envie démangea Eddie d’agiter les mains au-dessus de sa tête et de hurler : Visez-moi ça ! Lud est sensa !

— Venez ! cria le gamin d’une voix flûtée. (Des aigrettes de verdure s’étaient prises dans ses cheveux ; il les balaya d’un air distrait de sa main gauche tout en courant.) Ils vont zigouiller Spanker ! C’est au tour de papa Spanker d’aller au pays de la batterie ! Venez, ou vous allez louper tout le spectacle, par la malédiction des dieux !

Susannah, elle aussi, était ébahie à la vue de l’enfant ; comme il approchait, elle fut frappée par un je-ne-sais-quoi d’extrêmement bizarre et maladroit dans la façon qu’il avait de repousser les vrilles et les gourmands qui s’accrochaient dans ses cheveux enrubannés : il ne se servait que d’une main. Il tenait l’autre derrière son dos quand il avait jailli de la cascade d’herbe folle, et derrière son dos elle demeurait.

Ce doit être d’un pratique ! pensa-t-elle, puis un magnétophone se déclencha dans sa tête, et elle entendit Roland parler au bout du pont : Je savais qu’un truc dans ce goût-là risquait de se produire, et si nous avions vu ce gars plus tôt, quand nous étions encore hors de portée de son œuf explosif, nous aurions pu le tenir à distance… Merde !

Elle leva le revolver de Roland à la hauteur de l’enfant qui avait bondi du trottoir et leur fonçait droit dessus.

— Stop ! cria-t-elle. Plus un geste !

— Suzie, qu’est-ce qui te prend ? hurla Eddie.

Susannah l’ignora. Au sens propre du terme, Susannah Dean n’existait plus ; c’était Detta Walker qui était assise dans le fauteuil roulant, et ses yeux brillaient d’une suspicion fébrile.

— Stop, ou je tire !

Le Petit Lord Fauntleroy aurait aussi bien pu être sourd pour l’effet que lui fit la sommation.

— Rengainez votre arme ! brailla-t-il. Vous allez rater tout le spectacle ! Spanker va…

Sa main droite commença enfin à émerger de derrière son dos. À cet instant, Eddie prit conscience qu’ils n’avaient pas affaire à un gamin, mais à un nain difforme dont l’enfance remontait à un bail. L’expression qu’Eddie avait prise de prime abord pour de la pétulance enfantine était en réalité un froid mélange de haine et de rage. Les joues et le front du nain étaient recouverts de ces plaques décolorées et suintantes que Roland appelait les bourgeons des putes.