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Susannah ne vit pas son visage. Son attention était fixée sur la main droite qui peu à peu apparaissait et sur la sphère vert mat qu’elle tenait. C’était tout ce qu’elle avait besoin de voir. Le revolver de Roland cracha. Le nain fut projeté en arrière. Un cri strident de douleur et de rage s’éleva de sa bouche minuscule quand il atterrit sur le trottoir. La grenade sauta de sa main et repartit en roulant vers la même entrée voûtée d’où le nain avait surgi.

Detta s’était volatilisée comme un songe, et Susannah, étonnée, horrifiée, désemparée, regardait par-dessus le revolver fumant la silhouette miniature étalée sur le trottoir.

— Ô mon Dieu ! Je l’ai tué ! Eddie, je l’ai tué !

— Mort… aux Gris !

Le Petit Lord Fauntleroy essaya de lancer ces mots avec bravade, mais ils s’étranglèrent dans un gargouillis de sang qui macula les rares îlots encore blancs de sa chemise à jabot. Une explosion assourdie parvint de la plaza intérieure, envahie par la végétation, du bâtiment d’angle, et les tapis de verdure miteuse masquant les entrées voûtées ondulèrent comme des drapeaux dans une rafale. Des nuages d’une fumée suffocante, âcre, s’en échappèrent, et Eddie se jeta sur Susannah pour lui faire un bouclier de son corps ; il sentit une averse de morceaux de béton — petits, heureusement — crépiter sur son dos, son cou et son crâne. Des bruits déplaisants de baisers mouillés s’élevèrent sur sa gauche. Il ouvrit les yeux en une fente et vit la tête du Petit Lord Fauntleroy s’immobiliser dans le caniveau ; le nain avait les yeux grands ouverts, la bouche figée sur son ultime vocifération.

Des hurlements de fureur retentirent. Eddie donna une poussée au fauteuil de Susannah — le siège vacilla sur une roue avant de se décider à se mettre d’aplomb — et regarda dans la direction d’où avait jailli le nain. Une foule dépenaillée constituée d’une vingtaine d’hommes et de femmes avait surgi, certains venant de derrière l’édifice, d’autres se frayant un chemin au sein de l’entrelacs de feuillage qui obscurcissait les porches, se matérialisant hors de la fumée produite par la grenade du nain tels des esprits mauvais. La plupart portaient des fichus bleus et tous étaient armés — un assortiment d’armes hétéroclite (et quelque peu pitoyable) : épées rouillées, couteaux émoussés et gourdins fendus. Eddie aperçut un homme qui brandissait un marteau avec un air de défi. Des Ados, pensa-t-il. Nous avons interrompu leur séance de pendaisons, et ça les emmerde un max.

Un tohu-bohu de cris — Mort aux Gris ! Tuez ces deux-là ! Ils ont descendu Luster, que les dieux leur crèvent les yeux ! — s’éleva de ce charmant groupe à la vue de Susannah dans son fauteuil roulant et d’Eddie agenouillé devant. Le chef de file était vêtu d’une sorte de kilt et agitait un coutelas. Il le brandit farouchement (au risque de décapiter la femme trapue dans son dos si celle-ci n’avait baissé la tête), puis chargea. Les autres suivirent dans un concert de joyeux braillements.

Le revolver de Roland tonna dans le jour venteux, couvert, et le crâne de l’Ado en kilt se décolla. La peau cireuse de la femme qui avait échappé de justesse à la décapitation se pointilla soudain de gouttelettes rubis ; la femme glapit d’effroi.

Le reste de la bande la dépassa, ainsi que l’homme mort, en plein délire et les yeux fous.

— Eddie ! hurla Susannah, qui fit de nouveau feu.

Un homme portant une cape doublée de soie et des bottes s’effondra sur la chaussée.

Eddie chercha le Ruger à tâtons et vécut un instant de pure panique quand il crut l’avoir perdu. La crosse de l’arme avait glissé sous sa ceinture. Il l’empoigna et tira de toutes ses forces. La mire, au bout du canon, s’était coincée dans son caleçon.

Susannah tira trois coups d’affilée, faisant mouche à chaque fois, mais la vague d’Ados ne ralentissait pas.

— Eddie, à l’aide !

Eddie déchira son pantalon, se faisant l’impression d’être une version au rabais de Superman, et réussit enfin à libérer le Ruger. Il en fit sauter le cran de sûreté du revers de la paume gauche, posa le coude sur sa cuisse juste au-dessus du genou et fit feu. Pas besoin de réfléchir, même pas besoin de viser. Roland leur avait dit que, lors d’une fusillade, les mains d’un pistolero fonctionnaient toutes seules, et Eddie s’apercevait que c’était vrai. De toute manière, un aveugle aurait mis de la bonne volonté pour rater sa cible à cette distance. Susannah avait réduit le nombre des assaillants à quinze ; Eddie s’engouffra dans le reste comme un ouragan dans un champ de blé, en tuant quatre en moins de deux secondes.

Le visage unique de la foule, avec son expression d’avidité glacée et stupide, commença à se désagréger. L’homme au marteau jeta son arme et s’élança à sa suite, clopinant de façon extravagante sur deux jambes déformées par l’arthrite. Deux hommes lui emboîtèrent le pas. Les autres, indécis, tournèrent et virèrent sur la chaussée.

— Revenez, dégonflés ! cria un type relativement jeune d’une voix hargneuse. (Arborant son écharpe bleue autour de son cou comme un coureur de rallye son ascot, il était chauve, excepté deux touffes de cheveux roux frisottés de part et d’autre de la tête. Susannah trouva qu’il ressemblait à Clarabelle le Clown ; Eddie à Ronald McDonald ; tous deux pensèrent qu’il avait tout du trouble-fête. Il jeta une lance de fabrication maison qui pouvait bien avoir entamé son existence sous la forme d’un pied de table métallique. L’arme tomba dans un cliquetis, sans causer de dommages, à droite d’Eddie et de Susannah.) Revenez, j’ai dit ! Nous les aurons si nous réunissons nos for…

— Désolé, mec, murmura Eddie, qui le visa à la poitrine.

Clarabelle/Ronald chancela en arrière, portant la main à sa chemise. Il fixa Eddie avec des yeux comme des soucoupes qui disaient de navrante et éloquente façon que la scène n’était pas prévue au scénario. Sa main retomba lourdement le long de son flanc. Un unique filet d’un sang extraordinairement vif dans la grisaille ambiante ruissela du coin de ses lèvres. Les quelques Ados restants rivèrent sans un mot leur regard sur lui tandis qu’il s’affaissait sur ses genoux ; l’un d’eux voulut détaler.

— Macache ! fit Eddie. Reste où tu es, aimable crétin… ou tu vas avoir un bon aperçu de la clairière où s’achève ta route. (Il haussa le ton.) Jetez vos armes, jeunes gens ! Tout de suite !

— Vous… chuchota le mourant. Vous… pistolero ?

— Tout juste, Auguste, rétorqua Eddie qui, la mine menaçante, surveillait le groupe d’Ados.

— J’implore votre… pardon, haleta le rouquin aux cheveux frisottés, puis il tomba tête en avant.

— Des pistoleros ? demanda l’un des autres sur un ton qui exprimait l’horreur et la compréhension naissantes.

— Bon ! Débiles, mais pas sourds, c’est déjà ça, dit Susannah.

Elle agita le canon du revolver ; l’arme devait être vide, pensa Eddie. Au fait, combien de cartouches pouvait-il encore y avoir dans le Ruger ? Il s’aperçut qu’il n’avait pas la moindre idée du nombre de cartouches que contenait le magasin et maudit sa stupidité… Mais aussi, avait-il réellement cru pareil affrontement possible ? Non.

— Vous l’avez entendu, m’sieurs-dames. Lâchez vos armes. Les vacances sont terminées.