Un par un, ils obéirent. La femme qui arborait sur sa figure une pinte ou à peu près du sang de M. Épée-et-Kilt déclara :
— Vous n’auriez pas dû tuer Winston, mam’selle… C’était son anniversaire, si fait.
— Eh bien, il aurait mieux fait de rester chez lui et de bâfrer plus de gâteau, dit Eddie.
Compte tenu de l’atmosphère générale de l’aventure, le garçon ne trouva pas plus surréaliste la remarque de la femme que sa réponse.
Il y avait une seconde femme parmi les Ados restants, une créature décharnée dont les longs cheveux blonds se dégarnissaient par plaques, comme si elle souffrait de la pelade. Eddie l’observa tandis qu’elle se glissait vers le nain mort — et, au-delà, vers la sécurité potentielle des voûtes envahies par la végétation — et logea une balle dans le béton craquelé près de son pied. Il n’avait aucune idée de ce qu’il comptait lui faire, mais il ne voulait sûrement pas, en revanche, que l’un d’eux donnât des idées aux autres. Surtout, il craignait ce que ses mains risquaient d’accomplir si cette racaille souffreteuse et renfrognée qu’il avait sous le nez tentait de s’enfuir. Quoi que son cerveau pensât à propos de ce boulot de pistolero, ses mains, elles, avaient découvert qu’elles aimaient ça.
— Restez où vous êtes, ma belle ! L’agent de police Friendly vous dit d’y aller pépère. (Eddie jeta un coup d’œil à Susannah et fut pris d’inquiétude à la vue de son teint grisâtre.) Suzie, tu vas bien ? lui demanda-t-il à voix basse.
— Oui.
— Tu ne vas pas tourner de l’œil ou un truc dans ce goût-là, hein ? Parce que…
— Non. (Elle le dévisagea avec des yeux si sombres qu’on eût dit des cavernes.) C’est seulement que je n’avais jamais tué quelqu’un avant… D’ac ?
Eh bien, tu ferais mieux de t’y habituer. Eddie ravala la phrase qui lui montait aux lèvres et reporta le regard sur les cinq Ados qui observaient le couple avec une espèce de crainte morne qui était loin d’être de la terreur.
Merde ! La plupart d’entre eux ont oublié ce qu’est la terreur ! pensa Eddie. Même chose pour la joie, la tristesse, l’amour… Je ne crois pas qu’ils ressentent grand-chose, désormais. Ils ont vécu trop longtemps dans ce purgatoire.
Puis il se remémora les rires et les cris excités, les applaudissements frénétiques, et reconsidéra la question. Il y avait au moins une chose qui faisait toujours tourner leurs moteurs, une chose qui actionnait toujours leurs manettes. Spanker aurait pu en témoigner.
— Qui est le responsable, parmi vous ? demanda-t-il.
Il scrutait l’intersection derrière le petit groupe, au cas où les fuyards auraient retrouvé leur courage. Jusque-là, il ne voyait ni n’entendait rien d’alarmant de ce côté-là. Les autres avaient sans doute abandonné cette bande déguenillée à son destin.
Tous s’entre-regardèrent, indécis, puis la femme à la face ensanglantée prit la parole :
— C’était Spanker, mais, quand le tambour des dieux a retenti, cette fois, c’est le caillou de Spanker qui est sorti du chapeau, et nous l’avons fait danser. Je pense que Winston lui aurait succédé, mais vous l’avez tué avec vos revolvers pourris par les dieux.
Elle essuya à dessein un peu de sang de sa joue, l’examina puis reporta son regard morne sur Eddie.
— Ouais ? Que croyez-vous que Winston essayait de me faire avec sa lance pourrie par les dieux ? (Eddie était ulcéré que cette bonne femme ait réussi à le faire se sentir coupable de son acte.) Me rafraîchir les rouflaquettes ?
— Z’avez zigouillé Frank et Luster itou, poursuivit-elle avec obstination, et qu’est-ce que vous êtes ? Soit des Gris, ce qui est mal, soit un couple d’étrangers pourris par les dieux, ce qui est pire. Qui reste-t-il pour les Ados à Cité Nord ? Topsy, je suppose… Topsy, le Marin… mais il n’est pas là, hein ? Il a pris son bateau et a descendu le fleuve, si fait, et que les dieux le fassent pourrir, lui aussi !
Susannah avait cessé d’écouter ; son esprit s’était fixé, dans une fascination horrifiée, sur quelque chose que la femme avait dit plus tôt : C’est le caillou de Spanker qui est sorti du chapeau, et nous l’avons fait danser. Elle se souvint d’avoir lu, du temps où elle était à la fac, une histoire de Shirley Jackson, La Loterie, et comprit que ces gens-là, les descendants dégénérés des Ados originels, vivaient le cauchemar imaginé par l’écrivain. Pas étonnant qu’ils fussent incapables de ressentir la moindre émotion forte quand ils savaient qu’ils auraient à prendre part à cette loterie macabre non pas une fois l’an, comme dans le roman, mais deux ou trois fois par jour.
— Pourquoi ? demanda-t-elle à la femme ensanglantée d’une voix sévère, horrifiée. Pourquoi faites-vous ça ?
La femme regarda Susannah comme si cette dernière était la plus grande imbécile que la terre eût jamais portée.
— Pourquoi ? Afin que les fantômes qui habitent les machines ne s’emparent pas des corps de ceux qui sont morts ici — Ados ou Gris — et ne les envoient par les trous des rues pour nous dévorer. N’importe quel demeuré sait ça.
— Les fantômes n’existent pas.
Susannah trouva sa remarque absurde. Bien sûr qu’ils existaient ! Dans ce monde, les fantômes pullulaient. Elle poursuivit néanmoins :
— Ce que vous appelez le tambour des dieux n’est qu’une bande coincée dans un appareil. Ni plus, ni moins (sous le coup d’une inspiration subite, elle ajouta :) Ou peut-être est-ce un stratagème des Gris. Y avez-vous jamais songé ? Ils vivent dans l’autre partie de la cité, n’est-ce pas ? Ainsi qu’au-dessous ? Ils ont toujours désiré vous faire partir. Peut-être ont-ils trouvé un moyen réellement efficace de vous faire faire le boulot à leur place.
La femme ensanglantée se tenait près d’un homme d’âge mûr coiffé de ce qui paraissait être le plus antique chapeau melon du monde et vêtu d’un short kaki effrangé. Il se porta en avant et s’adressa à Susannah avec un vernis de bonnes manières qui transforma son mépris latent en une dague aux tranchants affûtés comme un rasoir.
— Vous vous trompez du tout au tout, madame pistolero. Il y a une pléthore de machines dans le ventre de Lud et des fantômes dans chacune — des esprits démoniaques qui ne souhaitent que du mal aux mortels. Ces fantômes diaboliques sont très capables de ressusciter les morts… Et, à Lud, ceux-là sont légion.
— Écoutez, dit Eddie. Avez-vous déjà vu de vos yeux vu un de ces zombies, Jeeves ? L’un de vous en a-t-il vu ?
Jeeves fit la moue et ne dit mot — mais cette moue disait tout. Que pouvait-on attendre d’autre de barbares qui utilisaient des pétards en lieu et place de leur cervelle ?
Eddie décida que mieux valait clore la discussion. Il n’avait jamais eu la fibre missionnaire, de toute façon. Il agita le Ruger en direction de la femme mouchetée de sang.
— Vous et votre copain — celui qui ressemble à un maître d’hôtel british pendant son jour de sortie — vous allez nous emmener à la gare. Après cela, nous pourrons tous nous dire ciao et je vais vous avouer un truc : ça éclairera ma putain de journée !
— La gare ? répéta le type qui ressemblait à Jeeves le maître d’hôtel. Qu’est-ce que c’est, une gare ?
— Conduisez-nous au berceau, intervint Susannah. Menez-nous à Blaine.
Précision qui eut pour effet d’ébranler Jeeves ; une expression d’horreur choquée remplaça le mépris blasé dont il les avait gratifiés jusque-là.
— Vous ne sauriez y aller ! cria-t-il. Le berceau est zone interdite, et Blaine est le fantôme le plus dangereux de tout Lud !