Zone interdite ? pensa Eddie. Super ! Si c’est vrai, au moins pourrons-nous cesser de nous préoccuper de vous autres trous du cul. C’était chouette, aussi, d’entendre qu’il y avait toujours un Blaine… ou que ces gens pensaient qu’il existait.
Les autres fixaient Eddie et Susannah avec des expressions hébétées ; on eût dit que les intrus venaient de suggérer à un groupe de chrétiens ressuscités de retrouver l’Arche d’alliance et de la transformer en toilettes payantes.
Eddie leva le Ruger jusqu’à avoir le milieu du front de Jeeves dans le viseur.
— Nous partons, déclara-t-il, et si vous ne voulez pas rejoindre vos ancêtres à l’instant, je vous conseille d’arrêter de jouer les trouble-fête grincheux et de nous y emmener.
Jeeves et la femme ensanglantée échangèrent un regard dépourvu d’assurance ; toutefois, quand l’homme au chapeau melon considéra de nouveau Eddie et Susannah, son visage était résolu.
— Tuez-nous si ça vous chante, dit-il. Nous préférons mourir ici que là-bas.
— Vous êtes un ramassis d’enfoirés de première au cerveau ramolli ! leur cria Susannah. Personne ne va mourir ! Conduisez-nous seulement là où nous voulons aller, pour l’amour de Dieu !
La femme dit, lugubre :
— Mais c’est la mort que de pénétrer dans le berceau de Blaine, m’dame, si fait. Car Blaine dort, et qui trouble son repos doit en payer le prix.
— Allons, ma jolie ! lança Eddie d’un ton rogue. Tu ne peux sentir l’arôme du café avec ta tête sur ton cul.
— Je ne comprends pas, répliqua la femme avec une dignité étrange et embarrassante.
— En d’autres termes, soit vous nous conduisez au berceau au risque d’encourir la colère de Blaine, soit vous restez ici au risque de tâter de celle de papa Eddie. Ce ne sera pas forcément une balle bien proprette dans la tête, figurez-vous. Je peux vous ôter un morceau à la fois, et je suis d’assez méchante humeur pour le faire. Je passe une fort mauvaise journée dans votre bled — la musique craint un max, tout le monde pue, et le premier gus que nous avons rencontré nous a balancé une grenade à la gueule et a kidnappé notre pote. Alors, quelle est votre réponse ?
— Pourquoi irions-nous à Blaine ? demanda un des autres. Il ne quitte plus sa couche dans le berceau, et ce depuis des années. Il a même cessé de parler de ses nombreuses voix et de rire.
Parler de ses nombreuses voix et rire ? pensa Eddie. Il regarda Susannah. La jeune femme lui retourna son regard et haussa les épaules.
— Ardis a été le dernier à s’approcher de Blaine, déclara la femme ensanglantée.
Jeeves hocha lugubrement le menton.
— Ardis faisait toujours n’importe quoi sous l’effet de la boisson. Blaine lui a posé une question. Je l’ai entendue, mais je ne l’ai pas comprise — quelque chose à propos de la mère des corbeaux, je crois — et, comme Ardis ne savait répondre, Blaine l’a tué avec du feu bleu.
— De l’électricité ? demanda Eddie.
Jeeves et la femme ensanglantée acquiescèrent à l’unisson.
— Oui, confirma la femme. De l’électricité, c’est ainsi qu’on appelait cela autrefois, oui.
— Vous n’avez pas besoin d’entrer avec nous, proposa soudain Susannah. Conduisez-nous seulement en vue de cet endroit. Nous ferons le reste du trajet seuls.
La femme la dévisagea avec méfiance, puis Jeeves attira sa tête près de ses lèvres et lui marmonna un bout de temps à l’oreille. Les autres Ados se tenaient derrière eux en un rang effiloché, fixant Eddie et Susannah avec les yeux hébétés de gens qui ont réchappé à un raid aérien gratiné.
Enfin, la femme regarda à la ronde.
— Si fait. Nous allons vous emmener à proximité du berceau, et puis ce sera bon débarras de votre sale engeance !
— J’en ai autant à votre service, dit Eddie. Vous et Jeeves, restez ! Les autres, barrez-vous ! (Il balaya le groupe du regard.) Mais rappelez-vous ceci : un coup de lance en traître, une flèche, une brique, et ces deux-là mourront.
La menace parut si dérisoire, si futile qu’Eddie regretta de l’avoir proférée. Comment se soucieraient-ils de ces deux zigotos, ou de tout autre membre de leur clan, quand ils en estourbissaient deux ou plus, et ce tous les jours ? Bon, pensa-t-il tandis qu’il observait la troupe s’égailler en courant sans même un regard en arrière, il est trop tard pour s’en soucier, désormais.
— Venez, dit la femme. Je veux en finir avec vous.
— Et c’est réciproque, rétorqua Eddie.
Mais avant que Jeeves et la femme ne les emmènent, celle-ci fit une chose qui obligea Eddie à se repentir quelque peu de ses dures pensées : s’agenouillant, elle repoussa les cheveux de l’homme portant kilt et posa un baiser sur sa joue crasseuse.
— Au revoir, Winston, dit-elle. Attends-moi là où les arbres s’éclaircissent et où l’eau est douce. Je viendrai te rejoindre, si fait, aussi sûr que l’aube fait se disperser les ténèbres vers l’ouest !
— Je n’avais pas l’intention de le tuer, déclara Susannah. Je veux que vous le sachiez. Mais j’avais moins encore celle de mourir.
— Si fait. (Le visage qui se tourna vers Susannah était sévère et dénué de larmes.) Cependant, si vous désirez pénétrer dans le berceau de Blaine, vous mourrez, de toute façon. Et alors vous envierez à coup sûr ce pauvre vieux Winston. Il est cruel, Blaine. Le plus cruel de tous les démons de cet endroit ô combien cruel !
— Viens, Maud, dit Jeeves, qui l’aida à se remettre debout.
— Si fait. Finissons-en avec eux. (Elle regarda encore Susannah et Eddie, la mine sévère mais un rien égarée.) Que les dieux maudissent mes yeux pour vous avoir vus ! Et que les dieux maudissent aussi les armes que vous portez, car elles ont toujours été la source de nos ennuis !
En réagissant comme ça, tu n’es pas sortie de l’auberge, ma cocotte, pensa Susannah.
Maud fila d’un bon pas dans la rue de la Tortue, Jeeves trottant à ses côtés. Eddie, qui poussait Susannah dans son fauteuil, ne tarda pas à être hors d’haleine, peinant pour maintenir l’allure. Les édifices grandioses qui bordaient leur route se multipliaient et ressemblèrent bientôt à des manoirs couverts de lierre dressés sur des pelouses exubérantes ; Eddie devina qu’ils venaient d’entrer dans ce qui avait autrefois été un quartier hyperchicos. Devant eux, un bâtiment se profilait au-dessus des autres, une construction carrée faussement simple en blocs de pierre blanche, son toit en avancée soutenu par de nombreux piliers. Eddie repensa aux films de gladiateurs dont il raffolait gamin. Susannah, qui avait fréquenté des établissements plus classiques, songea au Parthénon. Tous deux virent et admirèrent le bestiaire somptueusement sculpté — Ours et Tortue, Poisson et Rat, Cheval et Chien — qui, par groupes de deux, en ceignait le sommet et comprirent que c’était l’endroit qu’ils cherchaient.
La sensation déplaisante d’être épiés par de nombreux yeux — des yeux qu’emplissaient à parts égales la haine et l’étonnement — leur collait à la peau. Le tonnerre gronda quand ils arrivèrent en vue du monorail ; comme l’orage, le rail venait du sud, rejoignant la rue de la Tortue et filant vers le berceau de Lud. Et comme ils approchaient de celui-ci, de chaque côté d’eux, d’antiques cadavres se mirent à se tordre et à danser dans le vent qui montait.
Après qu’ils eurent couru Dieu seul sait combien de temps (tout ce dont Jake était sûr, c’était que la batterie s’était de nouveau tue), Gasher le fit encore stopper brutalement. Cette fois, le garçon réussit à garder l’équilibre. Il avait trouvé son deuxième souffle. Gasher, qui ne reverrait jamais ses onze ans, ne pouvait en dire autant.