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— S’il vous plaît !

Il entendit les mots près de s’achever en un sanglot. Sans cesse, il voyait Roland gisant écrasé sous l’énorme fontaine. Qu’avait dit Gasher ? Si on voulait le récupérer, il faudrait le ramasser avec un buvard.

— Implore-moi si ça te chante, mon petit cœur. Seulement, n’espère pas que tes supplications te serviront à quelque chose, car la pitié n’a plus cours de ce côté du pont, c’est comme je te le dis. Maintenant, descends, ou je te fais jaillir la cervelle par les oreilles.

Jake obéit ; lorsqu’il atteignit l’eau croupissante au fond du boyau, son envie de pleurer avait passé. Il attendit, les épaules voûtées et la tête basse, que Gasher le rejoigne pour le mener à son destin.

23

Si Roland avait été à deux doigts de tomber dans le piège des barbelés croisés qui retenaient l’avalanche de ferraille, il trouva la fontaine puérile — un traquenard qu’eût pu imaginer un gamin débile. Cort leur avait appris à vérifier tous les quadrants visuels quand ils se déplaçaient en territoire ennemi, et cela signifiait aussi bien au-dessus que derrière ou au-dessous.

— Stop ! intima-t-il à Ote, haussant la voix pour être entendu malgré la batterie.

— Op ! acquiesça le bafouilleux, qui regarda droit devant et ajouta dans la foulée : Ake !

— Oui. (Le Pistolero jeta un autre regard à la fontaine de marbre suspendue, puis scruta la ruelle à la recherche du déclencheur. Il en dénombra deux. Peut-être leur camouflage sous la forme de pavés avait-il été naguère efficace, mais cette époque-là était révolue depuis belle lurette. Roland se pencha, mains aux genoux, et parla dans la face retournée du bafouilleux :) Je vais te prendre une minute dans mes bras. Ne fais pas d’histoires, Ote !

— Ote !

Roland enveloppa l’animal de ses bras. Tout d’abord, le bafouilleux se raidit et tenta de s’écarter, puis Roland le sentit céder — la petite bête n’était pas ravie d’être aussi près de quelqu’un qui n’était pas Jake, mais, à l’évidence, elle avait clairement l’intention de faire contre mauvaise fortune bon cœur. Roland se surprit à s’émerveiller une fois de plus de l’intelligence d’Ote.

Il le transporta jusqu’au bout de l’étroit passage, puis évita avec précaution les faux pavés sous la fontaine suspendue de Lud. Parvenu au-delà de la zone dangereuse, il se pencha pour reposer Ote. La batterie se tut alors.

— Ake ! dit Ote avec impatience. Ake-Ake !

— Oui… mais nous devons d’abord expédier un petit boulot.

Roland conduisit Ote quinze pas plus loin dans la ruelle et ramassa un fragment de béton sur le sol. Il le fit sauter, pensif, d’une main dans l’autre ; la détonation d’une arme à feu claqua dans la direction de l’est. La vibration amplifiée de la batterie avait assourdi le vacarme de la bataille qu’Eddie et Susannah livraient contre la bande d’Ados dépenaillés, mais Roland entendit distinctement ce bruit-là et sourit — cela signifiait certainement que les Dean avaient gagné le berceau, et c’était la première bonne nouvelle de cette journée qui paraissait déjà au bas mot aussi longue qu’une semaine.

Roland pivota sur ses talons et lança le fragment de béton. Son tir fut aussi précis que lorsqu’il avait visé l’antique feu de signalisation de River Crossing ; le missile frappa un des déclencheurs décolorés en plein dans le mille ; l’un des câbles rouillés cassa net dans une vibration stridente. La fontaine de marbre s’ébranla, se retournant sur elle-même dans sa chute, tandis que l’autre câble la retenait encore un moment — assez longtemps pour qu’un homme doté de prompts réflexes puisse détaler, supputa Roland. Puis le câble céda à son tour, et la fontaine tomba, bloc de pierre rose et difforme.

Roland fila derrière un amas de poutrelles rouillées ; Ote sauta prestement dans son giron alors que la fontaine heurtait la chaussée dans un coup de tonnerre dévastateur. Des fragments de marbre rose, certains de la taille d’une charrette, volèrent à travers les airs. Plusieurs petits éclats frappèrent Roland au visage. Il en ôta d’autres de la fourrure d’Ote. Il jeta un œil par-dessus la barricade de fortune. La fontaine s’était fendue en deux telle une assiette géante. Nous ne passerons pas par là au retour, pensa-t-il. La ruelle, déjà étroite, était désormais complètement obstruée.

Roland se demanda si Jake avait entendu se fracasser la fontaine, et, si oui, quelles conclusions il en avait tirées. Il ne s’embarrassa pas à spéculer sur la réaction de Gasher ; le pirate devait le croire réduit en purée, et c’était précisément ce que Roland désirait qu’il pense. Jake penserait-il la même chose ? Le gamin devait faire preuve d’un peu plus de bon sens et ne pas imaginer qu’un pistolero puisse être tué par un dispositif aussi simplet, mais si Gasher l’avait suffisamment terrorisé, Jake risquait de ne plus avoir les idées très claires. Bon, il était trop tard pour s’en inquiéter désormais, et s’il devait recommencer, il referait exactement la même chose. Moribond ou non, Gasher avait fait montre tout ensemble de courage et de ruse animale. S’il avait baissé sa garde, le jeu en valait la chandelle.

Roland se remit debout.

— Ote… trouve Jake.

— Ake !

Ote étira sa tête sur son long cou, renifla alentour en un demi-cercle, repéra l’odeur de Jake et fonça, Roland sur ses talons. Dix minutes plus tard, il fit halte devant une plaque d’égout au milieu de la ruelle, flaira tout autour, regarda Roland, puis poussa un aboiement aigu.

Le Pistolero mit un genou à terre et observa l’embrouillamini d’empreintes ainsi que les éraflures des pavés. La plaque avait été enlevée très souvent. Ses yeux s’étrécirent quand il vit le caillot sanglant dans un interstice entre deux pavés.

— Ce salaud le bat, murmura-t-il.

Il ôta la plaque, plongea son regard dans le boyau obscur, puis dénoua le lacet de cuir qui fermait sa veste. Il souleva le bafouilleux et le fourra contre sa poitrine. Ote retroussa les babines, et, l’espace d’un instant, Roland sentit ses griffes s’enfoncer dans sa chair comme de petits couteaux aiguisés. Puis elles se rétractèrent et Ote regarda alentour de sous la veste de Roland de ses yeux brillants, soufflant aussi fort qu’une locomotive à vapeur. Le Pistolero sentait le battement rapide du cœur d’Ote contre le sien. Il enleva le lacet des boutonnières de sa veste et en prit un, plus long, dans sa bourse.

— Je vais t’attacher. Ça va te plaire encore moins qu’à moi, mais il va faire noir comme dans un four, là-dessous.

Il noua ensemble les deux longueurs de cuir et fit une large boucle à l’une des extrémités qu’il passa par-dessus la tête d’Ote. Il crut que l’animal allait de nouveau montrer les dents, peut-être même le mordre, mais non ; le bafouilleux se contenta de le regarder de ses yeux cerclés d’or et d’aboyer : « Ake ! » de sa voix impatiente.

Roland prit le bout libre de la laisse de fortune dans sa bouche, puis s’assit au bord du puits d’égout… si c’en était un. Il tâtonna à la recherche du premier barreau ; le trouva. Il descendit avec une prudente lenteur, plus conscient que jamais qu’il lui manquait la moitié d’une main et que les échelons d’acier étaient visqueux d’huile et d’une substance plus épaisse — sans doute de la mousse. Ote était une boule lourde et chaude entre sa veste et son ventre, haletant sans répit et avec force. Les cercles d’or de ses yeux luisaient comme des médaillons dans la pénombre.

Enfin, le pied tâtonnant du Pistolero fit gicler une gerbe d’eau au fond du boyau. Roland jeta un coup d’œil au morceau de lumière blanche loin au-dessus de sa tête. C’est là que les choses se corsent, pensa-t-il. Le tunnel, chaud et humide, exhalait l’odeur d’un très vieux charnier. À proximité, de l’eau gouttait, son monotone et creux. Plus loin, Roland percevait le grondement de machines. Il extirpa de sa veste un Ote éperdu de reconnaissance et le déposa dans l’eau peu profonde qui courait paresseusement le long de l’égout.