— À toi de jouer, maintenant ! murmura-t-il à son oreille. Mène-nous à Jake, Ote. À Jake !
— Ake ! aboya le bafouilleux.
Barbotant, il s’enfonça avec célérité dans les ténèbres, balançant sa tête de côté et d’autre au bout de son long cou, tel un pendule. Roland le suivit, l’extrémité de la laisse de cuir passée autour de sa main droite mutilée.
Le Berceau — l’édifice était à coup sûr assez grandiose pour acquérir le statut de nom propre dans leur esprit — se dressait au centre d’une place qui mesurait le quintuple de celle où ils avaient découvert la statue brisée ; en l’observant mieux, Susannah se rendit compte à quel point le reste de Lud était vieux, gris et archicradingue. Le Berceau était si rutilant qu’il en blessait quasiment la vue. Nulle vigne n’envahissait ses flancs ; aucun graffiti ne barbouillait ses murs, son escalier et ses colonnes d’un blanc éblouissant. L’omniprésente poussière ocre de la plaine était absente ici. Tandis qu’ils approchaient, Susannah comprit pourquoi : de l’eau ruisselait en flots continus sur les côtés de la bâtisse, que vomissaient des jets dissimulés dans les ténèbres des avant-toits gainés de cuivre ; d’autres, tout aussi invisibles, envoyaient des geysers par intervalles sur les marches, les métamorphosant en cascades intermittentes.
— Nom d’un chien ! s’exclama Eddie. À côté, Grand Central a l’air d’un arrêt de bus à Trifouillis-les-Oies, au fin fond du Nebraska.
— Quel poète tu fais, mon cher, dit sèchement Susannah.
Les marches ceignaient tout l’édifice et accédaient à un vaste hall ouvert. Aucun fouillis végétal n’en obscurcissait la vue, mais Eddie et Susannah se rendirent compte qu’ils ne pouvaient en distinguer l’intérieur avec précision ; les ombres portées par les toits en avancée étaient trop profondes. Les Totems du Rayon défilaient deux par deux tout autour de l’édifice ; les angles, eux, étaient réservés à des créatures que Susannah espéra ardemment ne jamais rencontrer ailleurs que dans un cauchemar éventuel — de hideux dragons de pierre aux corps semés d’écaillés, aux mains griffues et crochues, aux yeux mauvais et scrutateurs.
Eddie toucha l’épaule de la jeune femme et pointa l’index plus en hauteur.
Susannah regarda… et sentit son souffle se bloquer dans sa gorge. Campé, jambes écartées, sur le faîte du toit, loin au-dessus des Totems du Rayon et des gargouilles dragons, comme s’il les tenait sous sa domination, se dressait un guerrier d’or haut d’une bonne vingtaine de mètres. Un chapeau de cow-boy bosselé, repoussé en arrière, révélait son front barré de rides et rongé de soucis ; un foulard pendait de travers sur sa clavicule, comme si l’homme venait juste de l’ôter après qu’il lui eut longtemps servi de cache-poussière. Il brandissait un revolver dans un poing ; dans l’autre, ce qui semblait être un rameau d’olivier.
Roland de Gilead se tenait au sommet du Berceau de Lud, habillé d’or.
Non, pensa Susannah, se rappelant enfin comment respirer. Ce n’est pas lui… et, en même temps, si. Cet homme était un pistolero, et la ressemblance entre Roland et lui, qui est sans doute mort depuis au moins un siècle, est toute la vérité du ka-tet.
Le tonnerre claqua en provenance du sud. Des éclairs chassaient les nuages à travers le ciel. Susannah souhaita avoir davantage de temps pour étudier tant la statue dorée qui se dressait au sommet du Berceau que les animaux qui l’entouraient ; des mots étaient gravés sur chacun d’eux, et elle se dit qu’il valait la peine d’en prendre connaissance. Compte tenu des circonstances, cependant, ils n’avaient pas une minute à perdre.
Une large bande rouge avait été peinte en travers du trottoir au débouché de la rue de la Tortue sur la place du Berceau. Maud et le gars qu’Eddie appelait Jeeves le maître d’hôtel firent halte à une prudente distance de la marque rouge.
— Nous ne ferons pas un pas de plus, leur déclara Maud tout net. Libre à vous de nous emmener vers notre mort, tout homme et toute femme en doit une aux dieux, de toute façon, et je mourrai de ce côté-ci de la ligne de démarcation, quoi qu’il arrive. Je ne défierai pas Blaine pour des barbares.
— Moi non plus, renchérit Jeeves.
Il avait ôté son melon poussiéreux et le tenait contre sa poitrine nue. Son visage était empreint d’une expression de crainte révérencielle.
— Parfait, décréta Susannah. À présent, débarrassez le plancher, tous les deux !
— Vous allez nous tirer dans le dos dès que nous aurons tourné les talons, dit Jeeves d’une voix chevrotante. J’en jurerais, par ma montre et mon billet !
Maud secoua la tête. Le sang avait séché sur son visage et y dessinait un grotesque motif bordeaux.
— On n’a jamais vu un pistolero tirer dans le dos… je dois le dire.
— Nous n’avons que leur parole pour nous prouver qu’ils en sont bien.
Maud indiqua le gros revolver à la crosse en bois de santal usé que tenait Susannah. Jeeves regarda… et, au bout d’un moment, il tendit la main à la femme. Quand Maud y glissa la sienne, l’image que Susannah avait d’eux — des tueurs dangereux — s’évanouit. Ils ressemblaient davantage à Hansel et Gretel qu’à Bonnie et Clyde ; las, effrayés, désemparés, et depuis si longtemps égarés dans la forêt qu’ils y avaient vieilli. La haine et la peur qu’elle nourrissait à leur endroit se volatilisèrent, remplacées par de la pitié et une profonde et douloureuse tristesse.
— Portez-vous bien, vous deux, dit-elle doucement. Marchez à votre pas et ne craignez rien de mal de moi ou de mon homme.
Maud hocha la tête.
— Je vous crois quand vous dites ne pas nous vouloir de mal, et je vous pardonne d’avoir tué Winston. Mais écoutez-moi, et écoutez-moi bien : croisez au large du Berceau. Quelles que soient les raisons que vous croyez avoir d’y pénétrer, elles ne sont pas assez bonnes. Pénétrer dans le Berceau de Blaine, c’est la mort.
— Mais nous n’avons pas le choix, dit Eddie, et le tonnerre gronda de nouveau, en manière d’acquiescement. Maintenant, laissez-moi vous dire une chose. J’ignore ce qu’il y a ou n’y a pas sous Lud, mais ce que je sais, c’est que cette batterie qui vous assourdit les tympans fait partie d’un enregistrement — d’une chanson — qui a été réalisé dans le monde d’où ma femme et moi venons. (Il considéra leur expression ahurie et leva les bras de dépit.) Nom d’une Tarte à la Citrouille, vous ne comprenez pas ? Vous vous entre-tuez à cause d’un morceau de musique qui n’est même pas sorti en quarante-cinq tours !
Susannah posa la main sur son épaule et murmura son nom. Il l’ignora, ses yeux voletant de Jeeves à Maud.
— Vous voulez voir des monstres ? Regardez-vous bien l’un l’autre, dans ce cas. Et quand vous retournerez à cette baraque de foire que vous appelez votre chez-vous, matez bien vos amis et vos parents.
— Vous ne comprenez pas, dit Maud. (Ses yeux étaient sombres et mornes.) Mais vous comprendrez. Si fait… vous comprendrez.
— Partez, maintenant, dit Susannah avec calme. Il ne sert à rien de discuter ; toutes nos paroles tombent dans le vide. Allez votre chemin et essayez de vous rappeler le visage de vos pères — à mon avis, vous les avez oubliés depuis des lunes.