Le couple s’en retourna par le chemin qu’il avait pris à l’aller sans ajouter un mot. Cependant, tous deux jetèrent çà et là un regard par-dessus leurs épaules, se tenant toujours la main : Hansel et Gretel égarés dans la profonde obscurité de la forêt.
— Faites-moi sortir d’ici ! dit Eddie avec difficulté. (Il mit le cran de sûreté du Ruger, glissa l’arme dans la ceinture de son pantalon, puis frotta ses yeux rougis du revers des paumes.) Faites-moi seulement sortir d’ici !
— Je te comprends, mon joli.
Susannah était manifestement effrayée, mais inclinait la tête avec cet air de défi qu’Eddie avait appris à reconnaître et à aimer. Il posa les mains sur ses épaules, se pencha et l’embrassa. Malgré ce décor et l’orage qui menaçait, il mena l’opération à son terme. Quand il se redressa, Susannah l’étudia avec de grands yeux papillotants.
— Ouah ! C’était en quel honneur ?
— Pour te montrer à quel point je t’aime, et pour tout, je suppose. Ça vaut ?
Les yeux de Susannah s’adoucirent. Un instant, elle songea à lui révéler le secret qu’elle abritait peut-être — peut-être pas —, mais, à l’évidence, l’heure et le lieu ne s’y prêtaient guère ; elle ne pouvait pas plus lui apprendre à présent qu’elle était peut-être enceinte qu’elle ne pouvait prendre le temps de lire les mots écrits sur les Totems sculptés.
— Ça vaut, Eddie, dit-elle.
— Tu es la meilleure chose qui me soit arrivée dans la vie, déclara-t-il, la couvant de ses yeux noisette. C’est duraille pour moi de dire ce genre de trucs — à cause de ma vie avec Henry, je suppose —, mais c’est vrai. Je crois que je me suis mis à t’aimer parce que tu représentais tout ce dont Roland m’avait éloigné — à New York, j’entends —, mais c’est beaucoup plus que ça, maintenant, parce que je ne désire plus y retourner. Et toi ?
Susannah considéra le Berceau. Elle était terrifiée à l’idée de ce qu’ils risquaient d’y trouver, mais qu’importait !… Elle regarda Eddie.
— Moi non plus. Je veux passer le reste de ma vie à aller de l’avant. Tant que tu seras à mes côtés, je veux dire. C’est drôle, tu sais, que tu dises que tu as commencé à m’aimer à cause de toutes les choses dont Roland t’a éloigné.
— Drôle ? Comment ça ?
— Je me suis éprise de toi parce que tu m’as délivrée de Detta Walker. (Susannah marqua une pause, puis secoua légèrement la tête.) Non… ça va plus loin que ça. Je me suis éprise de toi parce que tu m’as libérée de ces deux garces. L’une était une voleuse au langage ordurier et une allumeuse, l’autre une sainte-nitouche imbue d’elle-même. C’était bonnet blanc et blanc bonnet. Je préfère Susannah Dean à l’une et à l’autre… et tu es celui qui m’en a délivrée.
Cette fois, ce fut Susannah qui alla vers Eddie, pressant les paumes contre ses joues couvertes de barbe, l’attirant à elle, l’embrassant avec douceur. Quand il posa une main légère sur ses seins, elle soupira et la recouvrit de la sienne.
— Je crois qu’on ferait mieux d’y aller, dit-elle. On est capables, sinon, de se coucher à même la chaussée… et de se faire saucer, à ce qu’il semble.
Une dernière fois, Eddie observa longuement les tours silencieuses, les fenêtres brisées, les murs recouverts de vigne. Puis il hocha la tête.
— Ouais. Je ne crois pas qu’il y ait un quelconque avenir dans cette ville, de toute façon.
Il poussa le fauteuil, et tous deux se raidirent quand les roues franchirent ce que Maud avait appelé la ligne de démarcation, craignant de déclencher un antique dispositif protecteur et de mourir ensemble. Mais rien de tel ne se produisit. Eddie poussa Susannah jusqu’à la place, et, tandis qu’ils approchaient des marches montant au Berceau, une pluie froide chassée par le vent se mit à tomber.
L’un et l’autre l’ignoraient, mais la première des grandes tempêtes d’automne de l’Entre-Deux-Mondes était sur eux.
Une fois dans l’obscurité malodorante des égouts, Gasher ralentit l’allure d’enfer qu’il avait maintenue en surface. Pas à cause des ténèbres, pensa Jake — Gasher semblait connaître chaque recoin du chemin qu’ils suivaient comme sa poche, ainsi qu’il l’avait proclamé —, non : son ravisseur devait être satisfait que la chausse-trape eût réduit Roland en gelée.
Jake lui-même avait commencé à se poser des questions.
Si Roland avait repéré les barbelés — un piège autrement plus subtil que le suivant —, était-il vraisemblable qu’il n’eût pas vu la fontaine ? Plausible, mais peu probable. Il était plus envisageable que le Pistolero ait déclenché le traquenard à dessein, dans le but de tromper Gasher et peut-être de le faire ralentir. Jake ne croyait pas que Roland pût les suivre à travers ce labyrinthe souterrain — l’obscurité totale mettrait en déroute même les capacités de traque du Pistolero —, mais penser que Roland pouvait ne pas être mort en essayant de tenir sa promesse lui faisait chaud au cœur.
Ils tournèrent à droite, à gauche, puis encore à gauche. Comme les autres sens de Jake s’aiguisaient pour compenser son absence de vision, il perçut vaguement d’autres tunnels autour de lui. Les sons assourdis d’antiques machines en fonctionnement s’amplifiaient un instant, puis s’estompaient tandis que les fondations en pierre de la cité les encerclaient de nouveau. Des courants d’air arrivaient de temps en temps sur sa peau, tantôt chauds, tantôt froids. Le bruit de leurs pas barbotant retentit en brefs échos quand ils dépassèrent l’embranchement des tunnels d’où soufflaient ces bouffées fétides, et Jake manqua s’assommer contre un objet métallique qui saillait du plafond. Il y plaqua la paume — une grosse valve, peut-être. Après cela, il agita les mains en marchant pour tenter de déchiffrer l’air devant lui.
Gasher le guidait par de petites tapes aux épaules, comme un charretier menant ses bœufs. Ils progressaient à bonne allure, trottant mais sans courir. Gasher récupéra assez de souffle pour fredonner d’abord, puis pour entonner une chanson d’une voix profonde de ténor étonnamment mélodieuse.
Gasher se fendit encore de cinq ou six strophes de la même veine avant de déclarer forfait.
— À présent, à ton tour de pousser la chansonnette, louchon.
— Je ne connais pas de chanson, haleta Jake, espérant paraître plus essoufflé qu’il ne l’était en réalité.
Il ignorait si la tactique serait payante ; mais, dans ces ténèbres, il fallait exploiter le moindre avantage.
Gasher lui assena son coude en plein dans le dos, assez fort pour envoyer le garçon s’étaler dans l’eau qui coulait paresseusement dans le tunnel à hauteur de chevilles.