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— Allez, Tic-Tac ! Si tu ne reconnais pas ma voix, paie-toi un audiophone !

— Oh, je la reconnais, répondit la voix traînante. (Jake eut l’impression d’entendre Jerry Reed, l’acteur qui interprétait le rôle du copain de Burt Reynolds dans le film Cours après moi, shérif.) Mais j’ignore qui est avec toi, n’est-ce pas ? Aurais-tu oublié que la caméra est tombée en rade l’année dernière ? Tu me donnes le mot de passe, Gasher, ou tu peux pourrir sur place !

Gasher fourra un doigt dans son nez, en ramena un peu de morve couleur gelée de menthe, qu’il écrasa dans la grille du micro. Jake, subjugué, observa en silence cette manifestation puérile de mauvaise humeur, sentant un rire inopportun, hystérique, monter en bouillonnant de ses entrailles. Avaient-ils parcouru tout ce chemin, dans ces dédales truffés de pièges et ces tunnels obscurs, pour être bloqués devant cette porte étanche simplement parce que Gasher était infichu de se rappeler le mot de passe de l’Homme Tic-Tac ?

Gasher le regarda d’un œil torve, puis glissa la main sur son crâne, enlevant son écharpe jaune trempée de sueur. Il était chauve comme un œuf, hormis quelques touffes éparses de cheveux noirs semblables à des piquants de porc-épic, et la partie au-dessus de la tempe gauche était profondément enfoncée. Gasher jeta un œil dans son écharpe et brandit un bout de papier.

— Que les dieux bénissent Hoots ! marmonna-t-il. Hoots s’occupe de moi comme une mère.

Il étudia le papier, le tournant et le retournant dans tous les sens, puis le tendit à Jake. Il continua de parler entre haut et bas, comme si l’Homme Tic-Tac risquait de l’entendre bien que le bouton de l’interphone ne fût pas enclenché.

— Tu es un vrai petit gentleman, hein ? Et la première chose qu’on apprend à un gentleman après qu’on lui a enseigné à ne pas bouffer de la colle ni à pisser partout, c’est ses lettres. Lis-moi donc le mot qui est écrit sur ce papier, mon couillon, car il m’est complètement sorti de l’esprit.

Jake prit le papier, y jeta un coup d’œil, puis reporta son regard sur Gasher.

— Et si je refuse ? demanda-t-il froidement.

La réponse décontenança un instant Gasher… Puis le pirate se mit à sourire avec une bonne humeur qui ne présageait rien de bon.

— Eh bien ! je te saisirai à la gorge et transformerai ta tête en heurtoir, dit-il. Je doute que ça persuade l’ami Ticky de me laisser entrer — car ton dur à cuire de copain lui fout toujours les jetons —, mais ça fera un bien indicible à mon petit cœur de voir ta cervelle dégouliner de ce volant.

Jake réfléchit au problème, le sombre rire bouillonnant toujours dans ses entrailles. L’Homme Tic-Tac était un mec à la coule, d’accord… Il savait qu’il serait ardu de persuader Gasher, même tombé aux mains de Roland, et à deux doigts de la tombe, de toute façon, de lâcher le mot de passe. Mais ce que Tic-Tac n’avait pas pris en compte, c’était la mémoire défaillante du pirate.

Ne ris pas, se dit Jake. Si tu ris, il va te faire exploser la cervelle pour de bon.

En dépit de ses paroles bravaches, Gasher observait Jake avec une réelle anxiété, et le garçon comprit un fait dont il pourrait éventuellement tirer parti : Gasher n’avait peut-être pas la trouille de mourir… mais il mouillait sa culotte à l’idée d’être humilié.

— OK, Gasher, dit-il d’un ton calme. Le mot qui figure sur ce bout de papier est Généreux.

— Donne-moi ça ! (Gasher arracha le papier des mains de Jake, le remit dans son écharpe, qu’il drapa de nouveau à la hâte autour de sa tête. Il appuya sur le bouton de l’interphone.) Tic-Tac ? Tu es toujours là ?

— Où pourrais-je bien être, sinon ? Aux confins occidentaux du Monde ?

La voix traînante semblait à présent légèrement amusée.

Si Gasher tira une langue blanchâtre à l’adresse du micro, sa voix fut pateline, obséquieuse, même.

— Le mot de passe est Généreux, et c’est un chouette mot, parole ! Maintenant, laisse-moi entrer, par les dieux !

— Bien, sûr, dit l’Homme Tic-Tac.

Une pompe se mit en branle, faisant sursauter Jake. Le volant, au centre de la porte, pivota. Quand il s’arrêta, Gasher l’agrippa, le fit tourner vers l’extérieur, saisit le bras de Jake et, propulsant le garçon par-dessus le bord soulevé de la porte, le fit pénétrer dans la pièce la plus bizarre qu’il eût jamais vue.

26

Roland descendait dans une lumière vieux rose. Les yeux brillants d’Ote regardaient alentour par le décolleté en V de la veste ; son cou était étiré à la limite de sa longueur considérable tandis qu’il humait l’air chaud soufflé par les grilles de ventilation. Roland avait dû s’en remettre aveuglément au flair du bafouilleux dans les sombres ruelles en surface, et il avait eu très peur qu’Ote ne perde la trace de Jake dans l’eau… Mais quand il avait entendu les chansons — celle de Gasher, d’abord, celle de Jake, ensuite — se répercuter en écho le long des conduites, il s’était un peu détendu. Ote ne les avait pas fourvoyés.

L’animal avait entendu, lui aussi. Jusqu’alors, il avait progressé avec une prudente lenteur, revenant même à l’occasion sur ses pas pour être sûr, mais au son de la voix de Jake, il s’était mis à courir, tirant fort sur la laisse de cuir. Roland avait craint qu’il n’appelle le gamin de sa voix rauque — Ake ! Ake ! — , mais non. Et, juste comme ils atteignaient le tunnel conduisant aux niveaux inférieurs de ce dédale digne de celui du Minotaure, Roland avait perçu le ronronnement d’une nouvelle machine — peut-être une pompe —, suivi par le claquement métallique d’une porte violemment refermée.

Il parvint à l’entrée du tunnel carré et jeta un coup d’œil à la double rangée de tubes lumineux qui partaient dans les deux directions. Il remarqua qu’ils brûlaient d’un feu incandescent, comme l’enseigne accrochée à l’extérieur du night-club appartenant à Balazar, dans la ville de New York. Il examina de plus près les étroites grilles de ventilation courant en haut de chaque mur, et les flèches dessous, puis ôta la laisse de cuir du cou du bafouilleux. Ote secoua la tête avec impatience, manifestement ravi d’en être débarrassé.

— Nous approchons, murmura Roland à l’oreille dressée de l’animal. Nous devons marcher à pas de loup. Tu comprends, Ote ? À pas de loup.

— Padlou, répliqua Ote dans un chuchotis rauque qui aurait été drôle, en d’autres circonstances.

Roland le posa à terre et Ote s’engouffra aussitôt dans le tunnel, le cou en avant, le museau au ras du sol d’acier. Roland l’entendait marmonner Ake-Ake ! Ake-Ake ! à voix basse. Il sortit son revolver de son étui et suivit le bafouilleux.

27

Eddie et Susannah levaient les yeux sur le vaste Berceau de Blaine quand les cieux s’ouvrirent, libérant une pluie torrentielle.

— Quel bâtiment… sauf qu’on a oublié de prévoir les accès réservés aux handicapés, brailla Eddie, haussant la voix pour être entendu par-dessus la pluie et le tonnerre.

— Aucune importance, dit Susannah avec impatience, glissant hors du fauteuil. Montons nous mettre à l’abri du déluge.

Eddie observa, sceptique, l’inclinaison des marches. Les contremarches étaient peu élevées… mais il y en avait une tapée.

— Tu es sûre, Suzie ?

— Je vais te coiffer au poteau, homme blanc.

Se contorsionnant, la jeune femme se hissa avec une aisance singulière, se servant de ses mains, de ses avant-bras musclés et des moignons de ses jambes.

Et elle faillit le battre. Eddie devait se coltiner la quincaillerie, ce qui le ralentissait. Tous deux étaient hors d’haleine quand ils atteignirent le haut des marches, leurs vêtements mouillés exhalant des nuages de vapeur. Eddie saisit Susannah aux aisselles, la souleva dans les airs et la tint, les mains nouées au creux de ses reins, au lieu de la remettre dans son fauteuil, ainsi qu’il avait eu l’intention de le faire. Il se sentait excité et à demi fou sans savoir pourquoi.