Выбрать главу

Une lumière blanche, venant de la fente sud-est du Berceau, se projetait sur Blaine en un long rectangle déformé. Eddie trouva que le corps du train était pareil au dos bosselé de quelque baleine fabuleuse — une baleine extrêmement silencieuse.

— Ouh ! souffla-t-il. Nous l’avons trouvé !

— Oui. Blaine le Mono.

— Il est mort, tu crois ? Il en a l’air.

— Non. Il dort, peut-être, mais il est loin d’être mort.

— Tu es sûre ?

— Étais-tu sûr qu’il serait rose ? (Ce n’était pas une question ; Eddie s’abstint donc d’y répondre. Susannah tourna vers lui un visage las et effrayé.) Il dort, et tu sais quoi ? J’ai une frousse bleue de le réveiller.

— Eh bien, dans ce cas, attendons les autres.

Elle secoua la tête.

— Il vaut mieux tâcher d’être prêts pour quand ils arriveront… Parce que j’ai dans l’idée qu’ils vont se pointer à la dernière minute. Pousse-moi jusqu’à cette boîte fixée aux barreaux. On dirait un interphone. Tu la vois ?

Il la voyait, en effet, et il roula lentement Susannah dans sa direction. La boîte était enchâssée dans le battant d’un portillon fermé qui se trouvait au centre de la barrière ceignant le Berceau. Les barres verticales de celle-ci étaient apparemment en acier inoxydable ; celles du portillon en fer ornemental, et leurs extrémités s’enfonçaient dans des trous cerclés d’acier creusés dans le sol. Impossible que l’un ou l’autre se faufile entre ces barres, nota Eddie. L’écart entre chacune ne faisait pas plus de dix centimètres. Même Ote aurait eu du mal à passer.

Des pigeons ébouriffaient leurs plumes et roucoulaient au-dessus de leur tête. La roue gauche du fauteuil roulant produisait un grincement monotone. Mon royaume pour une burette d’huile ! songea Eddie, mort de trouille. La dernière fois qu’il avait connu pareille terreur, cela remontait au jour où, à Dutch Hill, Henry et lui avaient observé, depuis le trottoir de Rhinehold Street, le Manoir en ruine. Ils n’y étaient pas entrés en ce jour de 1977 ; ils avaient tourné le dos à la maison hantée et pris leurs jambes à leur cou. Eddie se rappela s’être juré de ne jamais plus, jamais plus retourner à cet endroit. Promesse qu’il avait tenue, mais voilà qu’aujourd’hui il se retrouvait dans une autre maison hantée, avec le fantôme juste sous son nez — Blaine le Mono, masse rose tout en longueur, dont la vitre l’épiait comme l’œil d’un dangereux animal qui feint de dormir.

Il ne quitte plus sa couche dans le Berceau… Il a même cessé de parler de ses nombreuses voix et de rire… Ardis a été le dernier à s’approcher de Blaine… et comme Ardis ne savait répondre, Blaine l’a tué avec du feu bleu.

S’il m’adresse la parole, pensa Eddie, probable que je vais devenir maboul.

Le vent, dehors, soufflait en rafales, et une fine brumisation de pluie s’engouffrait par la grande fente de sortie taillée dans le flanc de l’édifice. Eddie la vit gifler la vitre de Blaine et y former un réseau de perles.

Il frissonna tout d’un coup et regarda autour de lui avec attention.

— On nous observe… Je le sens.

— Cela ne m’étonnerait pas. Rapproche-moi du portillon, Eddie. J’aimerais jeter un coup d’œil à cette boîte de plus près.

— OK, mais n’y touche pas. Si elle est électrifiée…

— Si Blaine veut nous faire frire, il le fera, rétorqua Susannah, considérant le dos de Blaine à travers les barres. Tu le sais, et moi aussi.

Et Eddie ne pipa mot, car il savait que c’était la vérité.

La boîte ressemblait à un hybride d’interphone et de système antivol. Un micro y était incorporé dans la partie supérieure, avec ce qui semblait être une touche PARLEZ/ÉCOUTEZ à côté. Au-dessus, des chiffres étaient disposés en losange :

Sous le losange, il y avait deux autres touches, sur lesquelles étaient gravés deux mots en Haut Parler : COMMANDE et ENTREZ.

Susannah paraissait désorientée et sceptique.

— Qu’est-ce que c’est, à ton avis ? On dirait un gadget de film de science-fiction.

Pour sûr, se dit Eddie. Sans doute Susannah avait-elle vu, à son époque, un ou deux systèmes de sécurité à usage domestique — somme toute, elle avait vécu parmi les richards de Manhattan, même s’ils ne l’avaient pas acceptée de gaieté de cœur —, mais il y avait un monde de différences entre le matos électronique dans son quand de 1963 et le sien, qui était 1987. Nous n’avons guère parlé non plus des différences, songea-t-il. Je me demande quelle serait sa réaction si je lui disais que Ronald Reagan était le président des États-Unis lorsque Roland m’a kidnappé. Elle me traiterait certainement de barge.

— C’est un système de sécurité, répondit-il.

Puis, bien que ses nerfs et son instinct lui hurlassent de ne pas le faire, il s’obligea à tendre la main droite et à appuyer sur la touche PARLEZ/ÉCOUTEZ.

Il n’y eut pas de craquement électrique ; aucun feu mortel ne remonta le long de son bras. Aucun signe que l’appareil fût même toujours branché.

Peut-être que Blaine est mort, se dit-il. Peut-être qu’il est mort, en fin de compte.

Mais, au fond, il n’y croyait pas.

— Hello ? (Dans sa tête, il vit le malheureux Ardis, beuglant tandis qu’il se faisait atomiser par le feu bleu dansant partout sur sa figure et son corps, lui faisant fondre les yeux et flamber la tignasse.) Hello ?… Blaine ? Il y a quelqu’un ?

Il ôta le doigt de la touche et attendit, raidi par la tension. La main de Susannah, menue et froide, se glissa dans la sienne. Toujours pas de réponse. Eddie, plus que jamais à contrecœur, réappuya.

— Blaine ?

Il relâcha la touche. Attendit. Aucune réponse ne venant, il se sentit gagné par le vertige, comme c’était souvent le cas dans ses moments de stress et de peur. Quand ce vertige le prenait, évaluer les risques devenait secondaire. Tout devenait secondaire. Il avait connu ça quand il avait fait perdre contenance à Machin jaune, le contact de Balazar à Nassau, et c’était pareil à présent. Et si Roland l’avait vu à l’instant où cette extravagante impatience s’emparait de lui, il eût discerné plus qu’une simple ressemblance entre Eddie et Cuthbert : il eût juré qu’Eddie était Cuthbert.

Il écrasa la touche du pouce et se mit à brailler dans le micro, adoptant un accent british de la haute — et complètement bidon.

— Heullô, Blaiiine ! Sâluut, vieux pôte ! C’est Robin Leach, ânimâteur de « Style de vie des richârds qu’ont rien dans le citron », qui vous annonce que vous âvez gâgné six milliârds de dôllârs et une Fôrd Escôrt lôrs du grand tirâge au sort ôrgânisé pâr le Reader’s Digest.

Des pigeons prirent leur envol au-dessus d’eux dans de douces explosions d’ailes effarouchées. Susannah chercha sa respiration. Elle avait l’expression effrayée d’une femme qui vient d’entendre son mari blasphémer dans une cathédrale.

— Eddie, ça suffit ! Ça suffit !

Mais c’était plus fort que lui. Eddie souriait, cependant que ses yeux brillaient d’un mélange de peur, d’hystérie et de colère dépitée.

— Vous et vôtre petite âmie mônôraiiil Pâtriciâ âllez pâsser un mois de lûûûxe dans le touristique Jimtown. Vous n’y boirez que le vin le meilleuuur et ne croquerez que les plus belles vierges ! Vous…

— … Chhbh… ut…

Eddie ne pipa mot et regarda Susannah. Certain que c’était elle qui lui avait intimé l’ordre de se taire — et ce non seulement parce qu’elle avait déjà fait une tentative dans ce sens, mais parce qu’elle était l’unique autre personne présente —, il savait pourtant qu’il se trompait. Il y avait eu une autre voix ; la voix d’un enfant très jeune et fort apeuré.