— Suzie ? C’est toi qui…
Susannah secoua la tête et leva la main. Elle désigna du doigt la boîte et Eddie vit la touche marquée COMMANDE briller d’une très faible lueur rose. La même couleur que celle du mono dormant dans sa couche de l’autre côté de la barrière.
— Chut… Ne le réveillez pas, gémit la voix enfantine, sortant du micro telle une douce brise vespérale.
— Que… commença Eddie. (Puis il secoua la tête, tendit la main vers la touche PARLEZ/ÉCOUTEZ et appuya à peine dessus. Quand il parla, ce ne fut plus le claironnement façon Robin Leach, mais le chuchotis d’un conspirateur.) Qu’êtes-vous ? Qui êtes-vous ?
Il ôta son doigt. Susannah et lui se regardèrent avec les yeux écarquillés d’enfants qui viennent de comprendre tout à coup qu’ils partagent la maison avec un adulte dangereux — peut-être un psychopathe. Comment le savent-ils ? Eh bien, parce qu’un copain de leur âge le leur a dit, qui a vécu avec le psychopathe en question un long moment, se cachant dans des trous de souris et montrant le bout du nez uniquement quand il savait l’adulte endormi ; un enfant effrayé et invisible.
Il n’y eut pas de réponse. Eddie laissa s’égrener les secondes. Chacune semblait assez longue pour terminer la lecture d’un roman-fleuve. Il tendait de nouveau la main vers la touche quand la faible lueur rose réapparut.
— Je m’appelle Petit Blaine, chuchota la voix d’enfant. Je suis celui qu’il ne voit pas. Celui qu’il a oublié. Celui qu’il croit avoir abandonné dans les chambres de la ruine et les corridors de la mort.
Eddie réappuya sur la touche ; sa main tremblait de façon incontrôlée. Il entendit le même tremblement dans sa voix.
— Qui ? Qui est celui qui ne voit pas ? Est-ce l’Ours ?
Non… pas l’Ours ; pas lui. Shardik gisait mort dans la forêt, à des kilomètres derrière eux ; le monde avait changé depuis lors. Eddie se rappela ses sentiments quand il avait posé l’oreille contre cette étrange porte dans la clairière où l’Ours avait vécu sa semi-existence violente, cette porte avec ses terribles rayures jaunes et noires. Elle était tout d’une pièce, se rendit-il compte à présent ; une partie de quelque horrible tout en plein délabrement, une toile en loques avec la Tour Sombre en son centre telle une énigmatique araignée de pierre. L’Entre-Deux-Mondes tout entier s’était métamorphosé en une immense maison hantée, ces étranges derniers jours ; l’Entre-Deux-Mondes tout entier était devenu les Drawers ; l’Entre-Deux-Mondes tout entier s’était métamorphosé en une terre perdue, obsédante et possédée.
Il vit les lèvres de Susannah former les mots de la véritable réponse avant que la voix de l’interphone n’eût eu le temps de les prononcer, et ces mots avaient la même évidence que la solution d’une devinette une fois la réponse donnée.
— Grand Blaine, murmura la voix immatérielle. Grand Blaine est le fantôme dans la machine… dans toutes les machines.
Susannah avait porté la main à sa gorge et l’étreignait, comme si elle avait l’intention de s’étrangler. Ses yeux, quoique emplis de terreur, n’étaient ni vitreux ni stupéfaits ; ils rayonnaient d’intelligence. Peut-être avait-elle connu une voix semblable dans son propre quand — le quand où le tout qui formait Susannah avait été court-circuité par les personnalités rivales de Detta et d’Odetta. La voix enfantine avait surpris Susannah autant qu’Eddie, mais les yeux emplis d’angoisse de la jeune femme disaient que le phénomène à l’œuvre ne lui était pas étranger.
Susannah connaissait tout sur la folie de la dualité.
— Eddie, nous devons nous en aller.
Sa terreur transforma ses paroles en une bouillie dénuée de ponctuation. Eddie entendait l’air siffler dans sa trachée-artère tel un vent froid autour d’une cheminée.
— Eddie partons Eddie partons Eddie partons Eddie…
— Trop tard, dit la minuscule voix plaintive. Il est réveillé. Grand Blaine est réveillé. Il sait que vous êtes là. Et il arrive.
Soudain, des lumières — des arcs au sodium orange vif — s’allumèrent deux par deux au-dessus de leur tête, baignant la vastitude à piliers du Berceau d’un éclat dur qui bannissait toute ombre. Des centaines de pigeons plongèrent et fondirent en piqué en un vol sans but, effrayés, propulsés de leur enchevêtrement de nids haut perchés.
— Attendez ! cria Eddie. Attendez, s’il vous plaît !
Dans son émoi, il en oublia d’appuyer sur la touche, mais cela ne fit aucune différence. Petit Blaine répondit quand même :
— Non ! Je ne puis le laisser m’attraper ! Je ne peux pas non plus le laisser me tuer !
La lumière de l’interphone s’éteignit de nouveau, mais pour un court instant. Cette fois, les deux touches COMMANDE et ENTREZ s’allumèrent, et elles se colorèrent non pas en rose, mais dans le rouge foncé sanglant d’une forge de maréchal-ferrant.
— QUI ÊTES-VOUS ? rugit une voix qui ne venait pas seulement de l’interphone, mais aussi de tous les haut-parleurs de la cité encore en état de marche.
Les corps pourrissants suspendus aux poteaux tremblaient aux vibrations de ce puissant organe ; il semblait que les morts eux-mêmes allaient fuir Blaine, s’ils le pouvaient.
Susannah se ratatina au fond de son fauteuil, les paumes plaquées sur ses oreilles, le visage allongé de terreur, la bouche déformée en un cri silencieux. Eddie se sentit lui-même régresser vers les terreurs fantastiques, hallucinatoires, de ses onze ans. Était-ce cette voix-là qu’il avait redoutée quand Henry et lui se tenaient à l’extérieur du Manoir ? Qu’il avait peut-être même attendue ? Il ne savait… mais il savait ce que Jack, le personnage d’un vieux conte, avait dû éprouver en se rendant compte qu’il avait grimpé une fois de trop à la tige du haricot magique et réveillé le géant.
— COMMENT OSEZ-VOUS TROUBLER MON SOMMEIL ? DITES-LE-MOI À LA MINUTE OU VOUS MOURREZ INCONTINENT.
Eddie aurait pu se figer sur place, laissant Blaine — Grand Blaine — leur faire ce qu’il avait fait, quoi que ce soit, à Ardis (ou un truc encore pire) ; peut-être qu’il aurait dû se figer sur place, piégé dans ce terrier de lapin de conte d’épouvante. Ce fut le souvenir de la petite voix qui avait parlé la première qui lui insuffla le courage de bouger. Une voix d’enfant terrifié, mais, terrifié ou pas, le gosse avait essayé de les aider.
Aide-toi, le ciel t’aidera, pensa-t-il. Tu l’as réveillé ; négocie avec lui, pour l’amour de Dieu !
Eddie tendit la main et enfonça de nouveau la touche.
— Je m’appelle Eddie Dean. La femme qui m’accompagne est mon épouse, Susannah. Nous…
Il regarda Susannah, qui hocha la tête et lui intima, par force gestes frénétiques, de poursuivre.
— Nous sommes engagés dans une quête. Nous cherchons la Tour Sombre qui se dresse sur le Sentier du Rayon. Nous avons deux autres compagnons, Roland de Gilead et… et Jake de New York. Nous sommes tous deux également originaires de New York. Si vous êtes… (Eddie s’interrompit un instant, ravalant les mots Grand Blaine. En les prononçant, il risquait de faire comprendre à l’intelligence qui s’abritait derrière la voix qu’ils en avaient entendu une autre ; un fantôme dans le fantôme, pour ainsi dire. Des deux mains, Susannah le pressa de continuer.) Si vous êtes Blaine le Mono… eh bien… nous souhaitons que vous nous preniez à votre bord.