Jake déglutit avec difficulté, mais ne répondit mot. L’Homme Tic-Tac tendit le doigt et, cette fois, le posa sur le verre de la Seiko. À ce moment-là, tous les chiffres se remirent à zéro, puis recommencèrent à défiler à l’envers.
Les yeux de Tic-Tac s’étaient rétrécis en une mimique anticipant une douleur potentielle lorsqu’il avait touché le cadran de la montre. À présent, leurs coins se plissaient dans le premier sourire digne de ce nom que Jake lui eût vu faire. C’était en partie de plaisir devant son courage, mais, pour l’essentiel, il s’agissait d’émerveillement et d’intérêt purs et simples.
— Puis-je l’avoir ? demanda-t-il d’un ton doucereux. Disons que tu manifesterais ainsi ta bonne volonté. Je suis un amateur de montres, mon jeune couillon… ça oui.
— Je vous en prie.
Jake défit aussitôt la Seiko de son poignet et la glissa dans la large paume impatiente de Tic-Tac.
— Y cause comme un petit monsieur qui pète dans la soie, pas vrai ? dit Gasher, aux anges. Dans les anciens temps, on aurait payé une rançon très élevée pour récupérer un garçon de son espèce, Ticky, pour sûr. Mon père…
— Ton père est mort si décomposé par la syphilis que même les chiens ne l’auraient pas bouffé, l’interrompit l’Homme Tic-Tac. À présent, la ferme, sombre crétin !
Dans un premier temps, Gasher parut furax… puis seulement décontenancé. Il s’affala dans un siège proche et se tint coi.
Tic-Tac, cependant, examinait le bracelet d’argent élastique avec une expression d’effroi mêlé de respect. Il l’étira au maximum, lui fit reprendre sa forme initiale, l’étira de nouveau, le relâcha. Il glissa une boucle de ses cheveux dans les maillons ouverts, puis éclata de rire quand ils se refermèrent dessus. Enfin, il passa la main dans le bracelet et poussa celui-ci jusqu’à la moitié de son avant-bras. Jake trouva ce vestige de New York très étrange en ce lieu, mais ne dit mot.
— Merveilleux ! s’exclama Tic-Tac. Où l’as-tu eue, mon couillon ?
— C’est un cadeau d’anniversaire que m’ont fait mon père et ma mère.
À ces mots, Gasher se pencha en avant, désireux, peut-être, de remettre le sujet de la rançon sur le tapis. L’expression absorbée de l’Homme Tic-Tac le fit changer d’avis et il s’adossa de nouveau sans ouvrir la bouche.
— Vraiment ? s’étonna Tic-Tac, haussant les sourcils. (Il avait découvert le petit bouton qui illuminait le cadran et ne cessait d’appuyer dessus, observant la lumière s’allumer et s’éteindre. Puis il reporta son regard sur Jake, ses yeux de nouveau étrécis en deux fentes d’un vert brillant.) Dis-moi, mon couillon… Fonctionne-t-elle sur un circuit dipolaire ou unipolaire ?
— Ni l’un ni l’autre, affirma Jake, sans se douter que son refus d’avouer son ignorance — il ne savait pas ce que signifiaient l’un et l’autre terme — allait lui valoir sous peu de sérieux ennuis. Elle marche avec une batterie au nickel-cadmium. Du moins, j’en suis à peu près sûr… Je n’ai jamais eu à la changer et il y a belle lurette que j’ai perdu le mode d’emploi.
L’Homme Tic-Tac le considéra un long moment sans proférer une parole, et Jake, terrifié, se rendit compte que le géant blond s’efforçait de déterminer s’il se payait ou non sa tête. Si la réponse était oui, Jake imagina que les mauvais traitements que lui avait infligés Gasher seraient de la gnognote comparé à ce que lui réservait sans doute l’Homme Tic-Tac. Soudain, il souhaita changer le cours des pensées de son interlocuteur… le souhaita plus que tout au monde. Il dit la première chose qui lui vint à l’esprit.
— C’était votre grand-père, n’est-ce pas ?
L’Homme Tic-Tac leva des sourcils interrogateurs. Il reposa les mains sur les épaules de Jake, sans serrer, mais le garçon en sentit la force phénoménale. S’il prenait l’envie au géant de resserrer son étau et de tirer brutalement, il lui briserait les vertèbres cervicales comme de vulgaires crayons ; s’il poussait, il lui romprait probablement le dos.
— Qui était mon grand-père, mon couillon ?
Jake prit une nouvelle fois la mesure de la tête massive, majestueuse, de l’Homme Tic-Tac et de ses larges épaules. Il se souvint des paroles de Susannah : Regarde sa taille, Roland… il a sûrement fallu le graisser pour le faire entrer dans le cockpit.
— L’homme de l’avion. David Quick.
Les yeux de l’Homme Tic-Tac s’arrondirent comme des soucoupes sous le coup de la surprise et de la stupeur. Puis, rejetant la nuque en arrière, il éclata d’un rire rugissant qui se répercuta en écho bien au-delà du plafond voûté. Les autres sourirent nerveusement. Aucun, toutefois, n’osa rire franchement… pas après ce qui était arrivé à la femme brune.
— Qui que tu sois, et d’où que tu viennes, mon petit, tu es le mec le plus à la coule que l’ami Tic-Tac ait rencontré depuis de nombreuses années. Quick était mon arrière-grand-père, pas mon grand-père, mais tu n’es pas tombé loin… N’es-tu pas de cet avis, mon cher Gasher ?
— Si fait, acquiesça l’interpellé. Il est à la coule, y a pas à chier, j’aurais pu te le dire. Mais extrêmement insolent quand même.
— Oui, fit pensivement l’Homme Tic-Tac. (Ses mains raffermirent leur prise sur les épaules du garçon et il attira celui-ci plus près de son visage souriant, beau et fou.) Je vois qu’il est insolent. C’est écrit dans ses yeux. Mais nous allons nous en occuper, n’est-ce pas, Gasher ?
Ce n’est pas à Gasher qu’il s’adresse, mais à moi, pensa Jake. Il croit qu’il est en train de m’hypnotiser… et peut-être est-ce vrai.
— Si fait, souffla Gasher.
Jake se sentit sombrer dans les grands yeux verts. Bien que l’étreinte de l’Homme Tic-Tac ne fût toujours pas réellement forte, il n’arrivait pas à inhaler suffisamment d’air dans ses poumons. Il fit appel à toutes ses forces afin de tenter de briser l’emprise de l’homme blond et prononça alors les premiers mots qui lui vinrent à l’esprit :
— « Ainsi chut Lord Perth, dit-il, et la contrée a tremblé sous ce coup de tonnerre. »
La phrase agit sur Tic-Tac comme un soufflet. Il se recula, ses yeux verts ne furent plus que des fentes, et il étreignit douloureusement les épaules de Jake.
— Que dis-tu ? Où as-tu entendu ça ?
— C’est un petit oiseau qui me l’a dit, riposta Jake avec une insolence calculée.
L’instant d’après, il volait à l’autre bout de la pièce.
S’il avait heurté le mur incurvé tête la première, il aurait été bon pour le compte ou laissé pour mort. Par chance, il le frappa de la hanche, rebondit et atterrit en tas sur le grillage de fer. Il secoua la tête, sonné, regarda autour de lui et se vit face à face avec la femme qui ne faisait pas la sieste. Il émit un cri horrifié et s’éloigna en rampant sur les mains et les genoux. Hoots lui flanqua un coup de pied en pleine poitrine, le faisant basculer sur le dos. Jake resta étendu, haletant, les yeux levés sur le nœud aux couleurs de l’arc-en-ciel que formaient les tubes au néon. Peu après, le visage de Tic-Tac emplit son champ visuel. Les lèvres en étaient serrées en une ligne dure et droite, les joues colorées et il y avait de la peur dans ses yeux. Le pendentif cercueil de verre qu’il portait autour du cou se balançait doucement devant les yeux de Jake au bout de la chaîne d’argent, à l’unisson du balancier de la minuscule horloge à l’intérieur.