— Gasher a raison. (Tic-Tac empoigna la chemise de Jake d’une main et tira le garçon.) Tu es insolent. Mais tu n’as sûrement pas envie d’être insolent avec moi, mon couillon, hein ? As-tu déjà entendu parler des gens qui sont soupe au lait ? Eh bien, ce n’est pas mon cas, et des milliers de personnes pourraient en témoigner si je ne les avais pas définitivement réduites au silence. Si tu me reparles jamais de lord Perth… jamais, jamais, jamais… je te scalperai et te boufferai la cervelle. Je ne veux pas de ce genre d’histoire porte-guigne dans le Berceau des Gris. Tu me suis ?
Il secoua Jake comme un prunier, et le garçon éclata en sanglots.
— Tu me suis ?
— O… O… Oui.
— Bien. (Tic-Tac reposa Jake sur ses pieds ; le garçon tangua et roula, essuyant ses yeux en larmes et laissant des traces de crasse si noires sur ses joues qu’on eût dit du mascara.) À présent, mon petit couillon, nous allons nous offrir une séance questions/réponses. C’est moi qui pose les questions et toi tu donnes les réponses. Compris ?
Jake ne répondit pas. Il regardait un panneau de la grille de ventilation qui ceignait la pièce.
L’Homme Tic-Tac lui saisit le nez entre le pouce et l’index et le pinça méchamment.
— Compris ?
— Oui ! hurla Jake.
Ses yeux, d’où coulaient pour l’heure des larmes de souffrance et de terreur mêlées, se reportèrent sur le visage de Tic-Tac. Il désirait regarder de nouveau la grille de ventilation, désirait désespérément vérifier que ce qu’il y avait vu n’était pas une hallucination de son esprit effrayé, surmené, mais il n’osa pas. Il craignait que quelqu’un — Tic-Tac lui-même, plus que probable — ne suive son regard et ne voie ce qu’il avait aperçu.
— Bien. (Tic-Tac tira Jake par le nez jusqu’à son fauteuil, s’assit et passa la jambe par-dessus l’accoudoir.) On va donc se tailler une petite bavette. On va commencer par ton nom, hein ? Comment tu t’appelles, mon couillon ?
— Jake Chambers.
Le nez ainsi pincé, la voix de Jake était nasillarde et peu intelligible.
— Et es-tu né-ci ? Jake Chambers ?
L’espace d’un instant, Jake se demanda si c’était une façon particulière de lui demander s’il était né dans ce monde-ci… mais, à l’évidence, tous voyaient que ce n’était pas le cas.
— Je ne comprends pas ce que…
Tic-Tac le secoua en le tenant par le nez.
— Né-ci ! Né-ci ! Cesse de jouer au plus fin, mon gars !
— Je ne comprends pas… commença Jake.
Puis son regard tomba sur la vieille mitrailleuse suspendue au dossier et il repensa au Focke-Wulf crashé. Le puzzle s’assembla dans son esprit.
— Non. Je ne suis pas un nazi. Je suis un Américain. Tout cela s’est terminé bien avant ma naissance.
L’Homme Tic-Tac libéra son nez, qui se mit aussitôt à pisser le sang.
— Tu aurais pu me le dire tout de suite et t’épargner bien des souffrances, Jake Chambers… Mais du moins comprends-tu à présent nos méthodes, hein ?
Jake hocha le menton.
— Bon. Très bien ! Nous allons commencer par des questions simples.
Les yeux de Jake retournèrent à la grille de ventilation. Ce qu’il y avait vu auparavant était toujours là ; ce n’avait pas été le fruit de son imagination. Deux yeux cerclés d’or flottaient dans le noir derrière les lucarnes chromées.
Ote.
Tic-Tac le gifla, l’envoyant heurter Gasher, qui le repoussa aussi sec d’une bourrade.
— C’est l’heure de l’école, mon petit cœur, chuchota-t-il. Écoute tes leçons, maintenant ! Écoute-les bien !
— Regarde-moi quand je te parle, dit Tic-Tac. J’ai droit à quelque respect, Jake Chambers, ou je t’arrache les couilles.
— D’accord.
Les yeux verts de Tic-Tac eurent un éclat menaçant.
— D’accord quoi ?
Jake chercha à l’aveuglette la bonne réponse, chassant le fatras de questions et le soudain espoir qui avaient surgi dans son esprit. Et ce qui lui vint fut une formule en usage dans son propre Berceau des Ados… alias l’École Piper.
— D’accord, monsieur ?
Tic-Tac sourit.
— C’est un début, mon gars, dit-il, et il se pencha, les bras sur les cuisses. Maintenant… qu’est-ce qu’un Américain ?
Jake se mit à parler, essayant de toutes ses forces de ne pas regarder la grille de ventilation.
Roland glissa son revolver dans son étui, mit les mains sur le volant et tenta de le faire tourner. Il ne bougea pas, ce qui ne le surprit guère. Cela, toutefois, posait de sérieux problèmes.
Ote, près de sa botte gauche, levait sur lui des yeux anxieux, attendant qu’il ouvre la porte afin qu’ils puissent continuer leur périple vers Jake. Le Pistolero aurait souhaité que ce fût aussi facile. Il ne servait à rien de se planter là et d’attendre que quelqu’un s’en aille ; il pourrait s’écouler des heures, voire des jours, avant que l’un des Gris ne décide d’utiliser cette sortie-là. Gasher et ses amis risquaient d’avoir l’idée d’écorcher Jake vif tandis que le Pistolero poireauterait.
Roland posa sa tête contre l’acier, mais n’entendit rien. Ce qui ne le surprit pas non plus. Il avait vu des portes comme celle-là longtemps auparavant — on ne pouvait pas plus en faire sauter les verrous qu’entendre quoi que ce soit au travers. Il pouvait y en avoir une ; il pouvait y en avoir deux, en face l’une de l’autre, avec du vide entre elles. Quelque part, cependant, il devait y avoir un bouton commandant le volant placé au milieu du battant et libérant les verrous. Si Jake pouvait dégoter ce bouton, rien n’était perdu.
Roland comprit qu’il n’était pas membre à part entière de ce ka-tet ; il devina qu’Ote lui-même était plus pleinement conscient que lui de la vie secrète qui existait en son cœur (il doutait fort que le bafouilleux eût pisté Jake grâce à son seul flair à travers ces tunnels où l’eau coulait en ruisselets pollués). Cependant, il avait été capable d’aider Jake quand le garçon avait essayé de passer de son monde dans celui-ci. Il avait été capable de voir… Et quand Jake avait tenté de récupérer la clé qu’il avait laissée tomber, il avait été capable d’envoyer un message.
Cette fois, il lui fallait montrer une extrême prudence en ce qui concernait l’envoi de messages. Dans le meilleur des cas, les Gris comprendraient qu’il se tramait quelque chose ; au pire, Jake risquait de mal interpréter ce que Roland essayait de lui dire et de commettre quelque sottise.
Mais s’il pouvait voir…
Roland ferma les yeux et se concentra tout entier sur Jake. Il pensa aux yeux du garçon et expédia son ka à leur recherche.
Au début, rien ne se produisit ; enfin, une image commença à se former — celle d’un visage encadré par de longs cheveux gris-blond. Des yeux verts brillaient dans des orbites enfoncées telles des veilleuses au fond d’une grotte. Roland eut tôt fait de comprendre qu’il s’agissait de l’Homme Tic-Tac et que ce dernier était un descendant de l’homme mort dans l’habitacle aérien — intéressant, mais d’aucune utilité pratique, en l’occurrence. Il essaya de regarder au-delà de l’Homme Tic-Tac, de voir le reste de la pièce dans laquelle on retenait Jake ainsi que les gens qui s’y trouvaient.