— Ake, chuchota Ote, comme s’il voulait rappeler à Roland que ce n’étaient ni le lieu ni le moment de piquer un roupillon.
— Chhhut ! fit le Pistolero sans ouvrir les yeux.
Mais rien ! Il ne distinguait que des masses confuses, sans doute parce que Jake focalisait son attention sur l’Homme Tic-Tac. Le reste, gens et choses, était à peine plus que des formes grises aux confins de la perception du garçon.
Roland rouvrit les yeux et frappa légèrement sa paume droite de son poing gauche. Il pensait pouvoir pousser plus dur et voir davantage… mais cela risquait de rendre Jake conscient de sa présence. Ce serait dangereux. Gasher pourrait subodorer quelque chose, et, sinon lui, l’Homme Tic-Tac.
Il leva les yeux sur les étroites grilles de ventilation, puis les baissa sur Ote. Il s’était émerveillé à plusieurs reprises de l’intelligence du petit animal ; à présent, il semblait bien que c’était lui qui allait résoudre le problème.
Roland glissa les doigts de sa main valide, la gauche, entre les lamelles horizontales de la grille de ventilation la plus proche de l’écoutille par laquelle Gasher avait entraîné Jake et tira. La grille vint dans un nuage de rouille et de mousse desséchée. Le trou, derrière, était bien trop étroit pour laisser passage à un homme… mais pas à un bafouilleux. Il posa la grille, souleva Ote et lui parla doucement à l’oreille.
— Va… Regarde… Reviens. Tu comprends ? Il ne faut pas qu’on te voie ! Va juste jeter un œil et reviens.
Ote le dévisagea, sans prononcer un mot, pas même le nom de Jake. Roland ignorait s’il avait ou non compris, mais perdre du temps en conjectures n’arrangerait pas les choses. Il plaça Ote dans le puits de ventilation. Le bafouilleux renifla les fragments de mousse, éternua discrètement, puis se tapit, le courant d’air faisant onduler sa longue fourrure soyeuse, et, dubitatif, contempla Roland de ses étranges yeux.
— Va, regarde et reviens, répéta le Pistolero dans un souffle.
Ote disparut au sein des ombres, progressant silencieusement, griffes rétractées, sur ses coussinets.
Roland ressortit son revolver et fit ce qui lui était le plus difficile : il attendit.
Ote revint moins de trois minutes plus tard. Roland le souleva hors du puits et le posa par terre. Ote leva son regard sur lui, son long cou étiré.
— Combien, Ote ? demanda Roland. Combien en as-tu vus ?
Un bon moment, il crut que le bafouilleux n’allait faire que le fixer de ses yeux anxieux. Puis l’animal leva timidement sa patte en l’air, sortit ses griffes et l’observa, comme s’il tentait de se souvenir de quelque chose de très difficile. Enfin, il se mit à taper sur le sol d’acier.
Un… deux… trois… quatre. Une pause. Puis deux autres coups, rapides et délicats, les griffes cliquetant légèrement contre l’acier : cinq, six. Ote s’interrompit encore, tête baissée, l’air d’un gamin perdu dans les affres de quelque colossal effort mental. Puis il frappa un dernier coup de ses griffes sur l’acier, les yeux levés sur Roland.
— Ake !
Six Gris… et Jake.
Roland prit le bafouilleux dans ses bras et le caressa.
— Bien ! murmura-t-il à son oreille. (En vérité, il était confondu d’étonnement et de gratitude. Le résultat dépassait ses plus folles espérances. Et il ne doutait guère de l’exactitude du total.) Brave petit pote !
— Ote ! Ake !
Oui, Jake. Voilà où était le problème. Jake, à qui il avait fait une promesse qu’il avait l’intention de tenir.
Le Pistolero s’abîma dans ses pensées, et il le fit à sa façon — mélange de pragmatisme aride et de cette folle intuition qu’il tenait sans doute de son étrange grand-mère, Deirdre la Folle — et qui l’avait maintenu en vie toutes ces années après que ses vieux compagnons avaient péri. Pour l’heure, la sauvegarde de Jake en dépendait.
Il souleva de nouveau Ote, sachant que Jake aurait peut-être la vie sauve — peut-être —, mais que le bafouilleux allait presque certainement mourir. Il chuchota quelques mots simples à l’oreille attentive d’Ote, les répétant inlassablement. Enfin, il se tut et le remit dans le puits de ventilation.
— Brave petit ! souffla-t-il. Va, maintenant. Remplis ta mission. Mon cœur est avec toi.
— Ote ! Œur ! Ake ! murmura le bafouilleux, qui détala ensuite dans les ténèbres.
Roland attendit que l’enfer se déchaîne.
Pose-moi une question, Eddie Dean de New York. Et mieux vaut qu’elle soit bonne… parce que, sinon, ta femme et toi allez mourir, quel que soit le lieu d’où vous venez.
Eh bien, mon cher Dieu, comment répondrais-tu à un truc dans ce goût-là ?
La lumière rouge foncé avait disparu, remplacée à présent par la rose.
— Dépêchez-vous ! les pressa la petite voix de Petit Blaine. Il est pire que jamais… Dépêchez-vous ou il va vous tuer !
Eddie était vaguement conscient que des nuées de pigeons agités voletaient toujours sans but à travers le Berceau et que certains d’entre eux s’étaient écrasés tête la première contre les piliers, tombant morts sur le sol.
— Qu’est-ce qu’il veut ? siffla Susannah à l’adresse du micro et à la voix de Petit Blaine quelque part au-delà. Pour l’amour de Dieu, qu’est-ce qu’il veut ?
Nulle réponse. Et Eddie sentait leur délai de grâce diminuer comme une peau de chagrin. Il écrasa la touche PARLEZ/ÉCOUTEZ et parla avec une verve étourdissante tandis que la sueur ruisselait le long de ses joues et de son cou.
Pose-moi une question.
— Bon… Blaine ! Qu’est-ce que tu as fait, ces dernières années ? Je suppose que tu n’as pas accompli ce bon vieux trajet vers le sud-est, hein ? Et pourquoi donc ? T’avais pas la pêche ?
Aucun bruit sinon le bruissement et le battement d’ailes des pigeons. Eddie imagina Ardis essayant de hurler tandis que ses joues fondaient et que sa langue s’embrasait. Il sentit ses cheveux se dresser sur sa nuque. La peur ? Ou une accumulation d’électricité ?
Dépêchez-vous… il est pire que jamais.
— Qui t’a construit, Blaine, au fait ? demanda Eddie, au désespoir. (Et qui pensa : Si je savais seulement ce que veut cette saloperie !) T’as envie d’en parler ? Étaient-ce les Gris ? Non… sûrement les Grands Anciens, n’est-ce pas ? Ou… (Il laissa tomber. À présent, il percevait le silence de Blaine comme un poids physique sur sa peau, telles des mains charnues, tâtonnantes.) Qu’est-ce que tu veux ? brailla-t-il. Que veux-tu entendre, bordel de merde ?
Nulle réponse… mais les touches du boîtier diffusèrent de nouveau une coléreuse lumière rouge foncé, et Eddie comprit que le délai qui leur avait été accordé touchait à son terme. Il entendait un vrombissement sourd à proximité, semblable à celui d’un générateur électrique. Ce bruit n’était pas le fruit de son imagination, si ardemment eût-il désiré le croire.
— Blaine ! cria soudain Susannah. Blaine, tu m’entends ?
Nulle réponse… et Eddie sentit que l’air se chargeait d’électricité comme un récipient sous un robinet se remplit d’eau. Il en percevait le crépitement âcre dans son nez à chacune de ses inspirations ; sentait ses plombages vibrer comme des insectes furibonds.