— Ouais. Si seulement nous pouvions être sûrs qu’ils sont toujours là, eux aussi !
— À ton avis, Eddie ?
Eddie s’était éloigné, et il ne s’arrêta ni ne se retourna pour répliquer :
— Je ne sais pas… C’est une devinette à laquelle Blaine lui-même ne saurait répondre.
— Je pourrais avoir quelque chose à boire ? demanda Jake d’une voix cotonneuse et nasillarde.
Sa bouche et les muqueuses de son nez malmené avaient enflé, et il avait tout d’un type qui s’est pris une correction lors d’un combat de rue sanglant.
— Oh oui, répliqua judicieusement Tic-Tac. Tu pourrais. Je dirais que tu pourrais sans doute. Nous avons des tas de trucs à boire, n’est-ce pas, Vipère ?
— Si fait, rétorqua un homme grand à lunettes vêtu d’une chemise de soie blanche et d’un pantalon noir de la même étoffe, l’allure d’un prof de fac dans une bande dessinée de Punch au tournant du siècle. Pas de rationnement de bibine ici.
L’Homme Tic-Tac, de nouveau assis à son aise dans son fauteuil pareil à un trône, regarda Jake avec humour.
— Nous avons du vin, de la bière brune, de l’aie et, bien sûr, de la bonne vieille eau des familles. Parfois, le corps n’en demande pas davantage, pas vrai ? De l’eau fraîche, limpide, pétillante. Qu’est-ce que t’en dis, mon couillon ?
Jake sentit sa gorge, enflée, elle aussi, et aussi sèche que du papier de verre, lui brûler douloureusement.
— Ça me botterait, murmura-t-il.
— Ça m’a donné soif, foi de Tic-Tac ! (Le géant sourit. Ses yeux verts étincelèrent.) Apporte-moi une louche d’eau, Tilly… Que je sois damné si je sais où sont passées mes bonnes manières !
Tilly franchit l’écoutille à l’autre bout de la pièce, à l’opposé de celle par laquelle étaient entrés Jake et Gasher. Le garçon suivit la rouquine des yeux et lécha ses lèvres tuméfiées.
— Bon, dit l’Homme Tic-Tac, reportant son regard sur Jake, tu dis que la ville américaine d’où tu viens — New York — est très semblable à Lud.
— Eh bien… pas exactement.
— Mais tu reconnais certaines machines, le pressa Tic-Tac. Valves, pompes, etc. Sans parler des tubes sourdfeux.
— Oui. Nous les appelons néons, mais c’est la même chose.
Tic-Tac tendit la main vers lui. Jake eut un mouvement de recul, mais le géant se contenta de lui tapoter l’épaule.
— Oui, oui, quasiment. (Ses yeux étincelèrent.) Et tu as entendu parler des ordinateurs ?
— Bien sûr, mais…
Tilly revint et s’approcha timidement du trône de l’Homme Tic-Tac. Celui-ci prit la louche et la présenta à Jake. Quand le garçon voulut s’en saisir, Tic-Tac l’éloigna et but. À la vue de l’eau qui lui dégoulinait de la bouche et coulait sur sa poitrine nue, Jake se mit à trembler de façon incontrôlable.
L’Homme Tic-Tac le regarda par-dessus la louche, comme s’il notait seulement sa présence à l’instant. Derrière lui, Gasher, Vipère, Brandon et Hoots souriaient comme des écoliers qui viennent d’entendre une blague cochonne.
— Oh, j’ai pensé à ma soif, qui était grande, et je t’ai complètement oublié ! s’écria Tic-Tac. C’est d’un mesquin… que les dieux maudissent mes yeux ! Mais ç’avait l’air tellement bon… et c’est tellement bon… frais… limpide…
Il tendit la louche à Jake. Quand celui-ci voulut s’en emparer, il retira son bras.
— Dis-moi d’abord, mon couillon, ce que tu sais sur les ordinateurs dipolaires et les circuits à diodes, fit-il froidement.
— Ce que je… (Jake jeta un coup d’œil vers la grille de ventilation, mais les yeux d’or avaient disparu. Peut-être avait-il rêvé, en fin de compte. Il reporta les yeux sur l’Homme Tic-Tac, sûr et certain d’une chose : il n’aurait pas la moindre goutte d’eau. Qu’il avait été bête de se faire des illusions !) Les ordinateurs dipolaires… Qu’est-ce que c’est ?
Le visage de l’Homme Tic-Tac se déforma sous l’effet de la rage ; il lança le reste d’eau à la figure contusionnée, bouffie, de Jake.
— Ne te paie pas ma tête ! hurla-t-il. (Il ôta la Seiko et la balança sous le nez de Jake.) Quand je t’ai demandé si cette montre marchait sur un circuit dipolaire, tu m’as répondu que non ! Alors, ne me dis pas à présent que tu ne comprends pas de quoi je parle quand tu as déjà clairement indiqué que tu le savais !
— Mais… mais…
Jake resta court. La peur et la confusion lui embrouillaient la cervelle. Il était conscient, de quelque façon très lointaine, d’être en train de lécher autant d’eau que possible de ses lèvres.
— Il y a des milliers de ces satanés ordinateurs dipolaires sous cette foutue cité, cent mille, peut-être, et le seul qui fonctionne encore ne sait rien faire d’autre que jouer au Surveille-Moi et à passer cette batterie ! Je veux ces ordinateurs ! Je veux qu’ils soient à mon service !
L’Homme Tic-Tac jaillit de son trône, saisit Jake, le secoua comme un prunier puis le jeta à terre. Jake heurta un lampadaire, le renversant, et l’ampoule explosa dans un bruit de toux caverneuse. Tilly poussa un petit cri et recula, les yeux écarquillés et emplis d’effroi. Vipère et Brandon se regardèrent avec gêne.
Tic-Tac se pencha, coudes sur les cuisses, et hurla au visage de Jake :
— Je les veux, ET JE LES AURAI !
Le silence s’abattit sur la pièce, brisé seulement par le doux bruissement de l’air chaud puisé par les ventilateurs. Puis l’expression de rage qui tordait les traits de l’Homme Tic-Tac disparut si soudainement qu’elle aurait pu ne jamais avoir existé. Un nouveau sourire charmeur la remplaça. Tic-Tac se pencha davantage et aida Jake à se remettre debout.
— Navré. Quand je me mets à songer au potentiel de cet endroit, je me laisse parfois emporter. Je te prie d’accepter mes excuses, mon couillon. (Il ramassa la louche renversée et la lança à Tilly.) Remplis-moi ça, garce inutile ! Qu’est-ce qui te prend ? (Il reporta son attention sur Jake, souriant toujours de son sourire d’animateur de jeu télévisé.) Très bien ! Tu as eu ta petite plaisanterie et j’ai eu la mienne. À présent, dis-moi tout ce que tu sais sur les ordinateurs dipolaires et les circuits à diodes. Ensuite, tu pourras boire.
Jake ouvrit la bouche — il n’avait pas la moindre idée de ce qu’il allait dire —, puis, phénomène incroyable, la voix de Roland fut dans son esprit, le remplit.
Distrais-les, Jake… Et s’il y a un bouton qui ouvre la porte, rapproche-t’en.
L’Homme Tic-Tac le scrutait.
— Il vient de te venir un truc à l’esprit, hein, mon couillon ? On ne peut rien me cacher. Alors, fais-en profiter ton vieux copain Ticky !
Jake perçut un mouvement à la périphérie de son champ visuel. Bien qu’il n’osât pas lever les yeux sur le panneau de ventilation — pas avec l’attention maximale que lui accordait l’Homme Tic-Tac —, il sut qu’Ote était de retour, les épiant des lucarnes.
Distrais-les… Et, tout à coup, Jake sut comment.
— Je pensais à un truc, dit-il, mais sans rapport avec les ordinateurs. Un truc qui concerne mon vieux pote Gasher. Et son vieux pote Hoots.
— Eh là ! cria Gasher. De quoi tu causes, mon petit ?
— Pourquoi ne dites-vous pas à Tic-Tac qui vous a réellement donné le mot de passe, Gasher ? Ensuite, je pourrai apprendre à Tic-Tac où vous le gardez.