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Une entité intelligente était assurément restée dans les vieux ordinateurs sous la cité, un unique organisme vivant qui avait depuis belle lurette cessé de fonctionner raisonnablement dans des conditions qui, à l’intérieur de ses implacables circuits dipolaires, ne pouvaient qu’être la réalité absolue. Il avait conservé, dans ses banques de mémoire, une logique s’aliénant de plus en plus durant huit cents ans et aurait pu l’y conserver huit cents ans de plus si Roland et ses amis n’étaient pas arrivés ; ce mens non sine corpus avait végété et sa folie s’était aggravée au fil des années ; même dans ses périodes croissantes de sommeil, il rêvait, en quelque sorte, et ces rêves devenaient de plus en plus anormaux à mesure que le monde changeait. À présent, bien que l’inconcevable machinerie qui maintenait les Rayons se fût affaiblie, cette intelligence démente et inhumaine s’était réveillée dans ces catacombes et, quoiqu’elle fût aussi immatérielle qu’un fantôme, elle s’était remise à fonctionner de manière balbutiante à travers les corridors de la mort.

Et, dans le Berceau de Lud, Blaine le Mono se préparait à sortir de Dodge.

37

Roland s’agenouilla auprès de Jake et entendit des pas derrière lui. Il se retourna, revolver pointé. Tilly, son visage crayeux transformé en un masque figurant l’embarras et la crainte superstitieuse, leva les bras et hurla :

— Ne me tuez pas, sai ! S’il vous plaît ! Ne me tuez pas !

— Alors, sauvez-vous ! dit Roland d’un ton cassant, et comme Tilly amorçait un mouvement de fuite, il lui frappa le mollet du canon de son arme. Pas par là… par la porte que j’ai prise pour entrer. Et si vous devez jamais me revoir, je serai la dernière chose que vous verrez avant de mourir. À présent, filez !

Elle disparut au sein des ombres bondissantes.

Roland posa la tête sur la poitrine de Jake, plaquant sa paume contre son autre oreille pour assourdir le bruit de la sirène. Il entendit les battements de cœur du garçon, lents mais forts. Il glissa ses bras autour du corps allongé ; les yeux de Jake papillotèrent.

— Tu ne m’as pas laissé tomber, cette fois, dit-il dans un murmure rauque.

— Non. Non, pas cette fois, et plus jamais. Ne parle pas.

— Où est Ote ?

— Ote ! aboya le bafouilleux. Ote !

Brandon avait poignardé l’animal à plusieurs reprises, mais aucune des blessures ne semblait mortelle ni même grave. Il était manifeste qu’il souffrait, mais tout aussi manifeste qu’il était transporté de joie. Il considérait Jake, les yeux étincelants, sa langue rose pendante.

— Ake, Ake, Ake !

Jake éclata en sanglots et tendit la main vers lui ; Ote se nicha dans le cercle de ses bras et se laissa étreindre un moment.

Roland se releva et jeta un coup d’œil alentour. Son regard se fixa sur la porte à l’autre bout de la pièce. Les deux hommes qu’il avait abattus d’une balle dans le dos s’étaient rués dessus, et la femme, elle aussi, avait voulu prendre cette direction-là. Le Pistolero, Jake dans ses bras et Ote sur ses talons, se dirigea vers la porte, écartant au passage d’un coup de pied un des Gris morts, et la franchit en se baissant. La pièce était une cuisine, l’allure d’une auge à cochons en dépit des appareils incorporés et des murs d’acier inoxydable ; apparemment, les Gris n’étaient guère intéressés par les tâches domestiques.

— À boire… chuchota Jake. S’il te plaît… si soif.

Roland vécut alors un singulier dédoublement, comme si la spirale du temps s’était réenroulée à rebours. Il se rappela être sorti du désert en titubant, rendu fou par la chaleur et le vide. Il se rappela avoir perdu connaissance dans l’étable du relais, à demi mort de soif, et reprenant conscience au goût de l’eau fraîche qui coulait dans sa gorge. L’enfant lui avait ôté sa chemise, l’avait mouillée sous le flot de la pompe et lui avait donné à boire. À présent, c’était son tour de faire pour Jake ce que Jake avait jadis fait pour lui.

Roland jeta un coup d’œil autour de lui et aperçut un évier. Il se dirigea droit dessus et tourna le robinet. De l’eau en jaillit, claire, fraîche. Au-dessus d’eux, autour d’eux, sous eux, l’alarme rugissait à plein régime.

— Tu peux tenir sur tes jambes ?

Jake hocha la tête.

— Je crois, oui.

Roland posa le garçon sur ses pieds, prêt à le rattraper s’il chancelait ; Jake s’agrippa à l’évier, puis mit la tête sous l’eau. Roland souleva Ote et examina ses blessures. Elles se coagulaient déjà. Tu t’en es tiré à très bon compte, mon ami à fourrure, pensa-t-il ; il avança la main sous le robinet et recueillit de l’eau dans sa paume pour l’animal. Ote la lapa avec avidité.

Jake releva la tête, ses cheveux plaqués contre son visage. Il était encore très pâle, et les marques qu’avaient laissées les coups étaient visibles, mais il avait meilleure mine qu’au moment où Roland s’était penché sur lui. L’espace d’une terrible minute, le Pistolero l’avait bel et bien cru mort.

Roland se surprit à souhaiter remonter le temps et tuer Gasher une seconde fois, ce qui le conduisit à une autre pensée.

— Et celui que Gasher appelait l’Homme Tic-Tac ? Tu l’as vu, Jake ?

— Oui. Ote l’a attaqué par surprise. Il lui a lacéré le visage. Puis je l’ai tué.

— Il est mort ?

Jake serra fort ses lèvres qui s’étaient mises à trembler.

— Oui. Je l’ai touché à la… (Il se tapota le front au-dessus du sourcil droit.) J’ai eu de… de la… de la veine.

Roland le jaugea du regard, puis secoua lentement la tête.

— J’en doute, tu sais. Mais n’y pense plus. Viens.

— Où allons-nous ?

La voix de Jake n’était toujours guère plus qu’un murmure voilé et le garçon ne cessait de regarder, par-dessus l’épaule de Roland, dans la direction de la pièce où il avait failli mourir.

Roland, de l’index, indiqua un endroit au-delà de la cuisine. Après une autre écoutille, le couloir se prolongeait.

— Par là, pour commencer.

— PISTOLERO, tonna une voix surgie de nulle part.

Roland pivota, Ote niché au creux d’un bras, l’autre passé autour des épaules de Jake, mais il ne vit personne.

— Qui me parle ? cria-t-il.

— NOMME-TOI, PISTOLERO.

— Roland de Gilead, fils de Steven. Qui me parle ?

— GILEAD N’EXISTE PLUS, ergota la voix, ignorant la question.

Roland leva les yeux et aperçut des motifs concentriques dans le plafond. C’est de là que venait la voix.

— AUCUN PISTOLERO N’A FOULÉ LE MONDE DE L’INTÉRIEUR ou L’ENTRE-DEUX-MONDES DEPUIS PRÈS DE TROIS SIÈCLES.

— Mes amis et moi sommes les derniers.

Jake prit Ote des bras de Roland. Le bafouilleux se mit aussitôt à lécher la face tuméfiée du garçon, ses yeux cerclés d’or emplis d’adoration et de bonheur.

— C’est Blaine, chuchota Jake à Roland. N’est-ce pas ?