Roland courut à côté de la bande en mouvement jusqu’à acquérir à peu près la même vitesse, puis bondit. Il posa Jake à terre et tous trois — le Pistolero, le garçon et le bafouilleux aux yeux d’or — furent rapidement emportés à travers cette plaine souterraine ombreuse où les vieilles machines renaissaient à la vie. Le tapis roulant les amena dans une zone pleine de ce qui ressemblait à des classeurs — des rangées de classeurs à l’infini. Ils étaient sombres… mais pas morts. Un bourdonnement bas et ensommeillé provenait des entrailles de chacun, et Jake aperçut des lueurs jaune vif entre les panneaux d’acier.
Il se surprit soudain à songer à l’Homme Tic-Tac.
Il y a peut-être cent mille de ces satanés ordinateurs dipolaires sous cette foutue ville ! Je veux ces ordinateurs !
Eh bien, songea Jake, voilà qu’ils se réveillent. Tu as donc ce que tu désirais, Ticky… Mais si tu étais là, je ne suis pas sûr que tu les voudrais toujours.
Puis il se rappela l’arrière-grand-père de Tic-Tac qui avait été assez courageux pour monter dans un avion d’un autre monde et pour l’emporter dans le ciel. Avec pareil sang coulant dans ses veines, Tic-Tac, loin d’être effrayé au point de se suicider, eût été ravi de la tournure des événements… et plus grande eût été la multitude de ceux qui se suicidaient sous l’emprise de la terreur, plus il eût été heureux.
Trop tard, Ticky, pensa-t-il. Dieu merci !
Roland parla d’une voix douce, remplie d’émerveillement.
— Toutes ces boîtes… je pense que nous cheminons dans l’esprit de la chose qui s’est elle-même baptisée Blaine, Jake. Je pense que nous cheminons dans son esprit.
Jake hocha le menton et songea à sa composition de fin d’année. « Blaine le Cerveau est une foutue peine. »
— Oui. (Jake dévisagea Roland.) Est-ce qu’on va sortir à l’endroit que je crois ?
— Oui. Si nous suivons toujours le Sentier du Rayon, nous émergerons dans le Berceau.
Jake acquiesça.
— Roland ?
— Quoi ?
— Merci d’être venu me chercher.
Roland opina et passa le bras autour des épaules de Jake.
Loin devant eux, d’énormes moteurs rugirent. Peu après, un grincement sourd se fit entendre et une nouvelle lumière — une lueur criarde d’arcs au sodium orange — se déversa sur eux. Jake voyait à présent l’endroit où finissait le tapis roulant. Au-delà, un escalator, raide et étroit, menait à cette clarté orange.
Eddie et Susannah entendirent de lourds moteurs se mettre en branle presque sous eux. Quelques instants plus tard, une large bande du sol de marbre commença à glisser lentement, révélant une longue fente éclairée. Le dallage disparaissait dans leur direction. Eddie saisit les poignées du fauteuil et le recula en hâte le long de la barrière d’acier qui séparait le quai du monorail du reste du Berceau. Plusieurs piliers jalonnaient la trajectoire du rectangle croissant de lumière ; Eddie attendit qu’ils soient précipités dans la brèche à mesure que disparaissait le sol qui leur servait de base. Mais rien de tel ne se produisit. Les piliers restèrent sereinement debout, semblant flotter sur rien.
— Je vois un escalator ! cria Susannah par-dessus l’alarme qui puisait sans fin.
Elle s’était penchée, scrutant l’intérieur du trou.
— Mais oui ! cria Eddie en retour. Vous trouverez au sous-sol les rayons mercerie, parfums, lingerie…
— Quoi ?
— Rien.
— Eddie ! hurla Susannah. (Une expression de surprise illumina ses traits comme un feu d’artifice du 4 Juillet. Elle se pencha encore, l’index pointé, et Eddie dut l’agripper pour l’empêcher de choir de son fauteuil.) C’est Roland ! Ils sont là tous les deux !
Il y eut une secousse sourde quand la fente dans le sol s’ouvrit au maximum et s’arrêta. Les moteurs qui l’avaient actionnée le long de ses rails dissimulés se turent en un interminable gémissement d’agonie. Eddie courut au bord du trou et vit Roland sur une des marches de l’escalator. Jake — blême, contusionné, sanguinolent, mais, à l’évidence, Jake, et, à l’évidence, vivant — se tenait à côté de lui, s’appuyant à son épaule. Et, sur la marche suivante, Ote levait ses grands yeux brillants.
— Roland ! Jake ! brailla Eddie.
Il sauta en l’air, agitant les mains au-dessus de la tête, s’approcha en dansant du bord de la fente. S’il avait porté un chapeau, il l’aurait lancé en l’air.
Roland et Jake levèrent les yeux et firent des signes. Jake souriait, remarqua Eddie, et même le vieux grand et moche donnait l’impression d’être à deux doigts de craquer et de se fendre d’un sourire. L’ère des miracles, songea Eddie, n’était pas révolue. Soudain, son cœur lui parut trop gros pour sa poitrine et il accéléra sa danse, agitant les bras et poussant des clameurs enthousiastes, craignant, s’il s’arrêtait, d’exploser sous cet excès de joie et de soulagement. Jusqu’alors, il ne s’était pas rendu compte à quel point il était sûr, au fond de son cœur, qu’ils ne reverraient jamais Roland et Jake.
— Hé, les gars ! OK ! Super ! Ramenez vos culs !
— Eddie, aide-moi.
Il se retourna. Susannah essayait de s’extirper de son fauteuil, mais un pli de son pantalon de daim s’était pris dans les freins. Elle riait et pleurait en même temps, ses yeux bruns étincelant de bonheur. Eddie la souleva avec une telle vigueur que le fauteuil se renversa sur le flanc. Il entraîna la jeune femme dans une valse frénétique. Elle s’agrippa d’une main à son cou et agita l’autre énergiquement.
— Roland ! Jake ! Venez ! Magnez-vous le train, vous m’entendez ?
Quand ils atteignirent le bord, Eddie étreignit Roland, lui assenant de grandes claques dans le dos, tandis que Susannah couvrait le visage renversé, riant, de Jake de baisers. Ote cavalait tout autour d’eux, décrivant des huit serrés et poussant des aboiements stridents.
— Mon trésor ! dit Susannah. Tu vas bien ?
— Oui. (Jake souriait toujours, mais des larmes perlaient dans ses yeux.) Et je suis heureux d’être là. Tu ne peux pas savoir à quel point…
— Oh si, mon petit trésor ! N’en doute pas une seconde.
Elle se tourna vers Roland.
— Que lui ont-ils fait ? On dirait qu’un bulldozer lui est passé sur la figure.
— C’est Gasher, surtout. Ce type n’embêtera plus jamais Jake. Ou qui que ce soit.
— Et toi, mon grand ? Tu vas bien ?
Roland hocha la tête, regardant autour de lui.
— Alors, le voici, ce Berceau.
— Oui, dit Eddie, qui scrutait l’intérieur de la fente. Qu’est-ce qu’il y a, là-dessous ?
— Des machines et de la folie pure.
— Toujours aussi loquace, je vois. (Eddie sourit et dévisagea Roland.) Tu sais combien je suis heureux de te voir, mec ? T’en as une idée ?
— Je crois, oui.
Roland sourit, pensant à la versatilité humaine. À une époque pas si lointaine, Eddie avait été à deux doigts de lui trancher la gorge avec son propre poignard.
Au-dessous, les machines se remirent en marche. L’escalator s’immobilisa. La fente dans le sol commença à se refermer. Jake se dirigea vers le fauteuil renversé de Susannah et, alors qu’il le redressait, il aperçut la masse lisse et rose au-delà des barres de fer. Il cessa de respirer, et le rêve qu’il avait fait après avoir quitté River Crossing lui revint avec force : l’énorme balle de revolver rose fendant les Terres Perdues du Missouri occidental pour se diriger sur Ote et lui. Deux grandes vitres triangulaires brillant haut dans la face inexpressive de ce monstre survenant, des vitres pareilles à des yeux… Et, à présent, son rêve prenait corps, ainsi qu’il l’avait pressenti.