Ce n’est qu’un horrible tchou-tchou, et son nom est Blaine la Peine.
Eddie vint le rejoindre et lui entoura les épaules de son bras.
— Eh bien, c’est lui, champion… tel qu’annoncé. Qu’est-ce que t’en penses ?
— Pas grand-chose, en vérité.
C’était une litote, et colossale, mais Jake était trop épuisé pour faire mieux.
— Pareil pour moi. Il parle. Et il aime les devinettes.
Jake hocha la tête.
Roland avait perché Susannah sur sa hanche, et tous deux examinaient le boîtier de contrôle avec son losange de nombres. Jake et Eddie vinrent les retrouver. Eddie remarqua qu’il ne cessait de regarder le gamin, afin de s’assurer que ce n’était pas seulement le fruit de son imagination ou l’envie de prendre ses désirs pour des réalités : Jake était bel et bien là.
— Et maintenant ? demanda-t-il à Roland.
Le Pistolero effleura du doigt les touches chiffrées qui formaient le losange et secoua la tête. Il ne savait pas.
— Parce que je crois que les moteurs du Mono accélèrent, ajouta Eddie. Je veux dire, c’est dur d’en être sûr avec cette alarme qui vous martèle les tympans, mais je pense que oui… Et c’est un robot, en fin de compte. Qu’est-ce qui se passera si, par exemple, il fiche le camp sans nous ?
— Blaine ! cria Susannah. Blaine, est-ce que tu…
— ÉCOUTEZ-MOI BIEN, MES AMIS, rugit la voix de Blaine. IL Y A DE GRANDS STOCKS DE BOÎTES CONTENANT DU MATÉRIEL DE GUERRE CHIMIQUE ET BIOLOGIQUE SOUS LA CITÉ. J’AI DÉCLENCHÉ UNE SÉQUENCE QUI VA PROVOQUER UNE EXPLOSION ET LIBÉRER CE GAZ. CETTE EXPLOSION VA SE PRODUIRE DANS DOUZE MINUTES.
La voix resta un moment silencieuse, puis celle de Petit Blaine, quasiment noyée sous le vacarme de la sirène, leur parvint.
— Je craignais un truc dans ce genre… Vous devez vous hâter…
Eddie ignora Petit Blaine, qui ne lui apprenait rien qu’il ne savait déjà. Bien sûr qu’ils devaient faire fissa, mais, pour l’heure, le fait passait au second plan. Une chose plus importante lui occupait l’esprit.
— Pourquoi ? demanda-t-il. Pourquoi, au nom de Dieu, ferais-tu cela ?
— JE DIRAIS QUE C’EST ÉVIDENT. JE NE PUIS ATOMISER LA CITÉ SANS ME DÉTRUIRE MOI-MÊME PAR LA MÊME OCCASION. ET COMMENT POURRAIS-JE vous EMMENER LÀ OÙ VOUS VOULEZ ALLER SI JE SUIS DÉTRUIT ?
— Mais il y a encore des milliers de gens dans la cité. Vous allez les tuer.
— OUI, répondit Blaine avec placidité. À TOUTE, MA CHOUTE. À PLUS, MA PUCE. OUBLIE PAS DE M’ÉCRIRE.
— Pourquoi ? cria Susannah. Pourquoi, bordel ?
— PARCE QU’ILS M’ENNUYAIENT. VOUS QUATRE, TOUTEFOIS, JE vous TROUVE ASSEZ INTÉRESSANTS. ÉVIDEMMENT, COMBIEN DE TEMPS JE VAIS CONTINUER À VOUS TROUVER INTÉRESSANTS DÉPENDRA DE LA QUALITÉ DE VOS DEVINETTES. ET, À PROPOS DE DEVINETTES, NE FERIEZ-VOUS PAS MIEUX D’ESSAYER DE RÉSOUDRE LA MIENNE ? VOUS AVEZ EXACTEMENT ONZE MINUTES ET VINGT SECONDES AVANT L’OUVERTURE DES BOÎTES.
— Arrête ça ! hurla Jake par-dessus l’alarme. Il ne s’agit pas seulement de la cité… Un gaz de ce genre peut se répandre n’importe où ! Il peut même tuer les vieilles gens de River Crossing.
— SALE COUP POUR LES MOUCHES, DIT L’ARAIGNÉE DANS SA TOILE, répondit Blaine avec indifférence. CEPENDANT, JE CROIS QU’ILS PEUVENT ESPÉRER MESURER LEURS VIES EN CUILLÈRES À CAFÉ POUR QUELQUES ANNÉES ENCORE ; LES TEMPÊTES D’AUTOMNE ONT COMMENCÉ. ET LES VENTS DOMINANTS ÉLOIGNENT D’EUX LE GAZ. MAIS VOTRE SITUATION, À TOUS QUATRE, EST TRÈS DIFFÉRENTE. VOUS AURIEZ INTÉRÊT À COIFFER VOS BONNETS DE PENSÉE, SINON CE SERA À TOUTE, MA CHOUTE. À PLUS, MA PUCE. OUBLIE PAS DE M’ÉCRIRE. (La voix se tut un instant.) ADDENDUM : CE GAZ N’EST PAS INDOLORE.
— Fais-le rentrer ! On te passera toutes les devinettes que tu voudras, n’est-ce pas, Roland ? Mais fais rentrer ce gaz !
Blaine se mit à rire. Il rit un bon bout de temps, faisant retentir de hurlements de joie électronique le vaste espace vide du Berceau où ils se mêlaient aux vibrations monotones, vrillantes, de l’alarme.
— Ça suffit ! cria Susannah. Ça suffit ! Ça suffit ! Ça suffit !
Blaine obéit. Un instant après, l’alarme se coupa net. Le silence qui s’ensuivit — uniquement brisé par le crépitement de la pluie — fut assourdissant.
La voix qui sortit du micro fut très douce, pensive et inexorable en diable.
— IL VOUS RESTE DIX MINUTES. VOYONS VOIR À QUEL POINT VOUS ÊTES RÉELLEMENT INTÉRESSANTS.
— Andrew.
Il n’y a pas d’Andrew ici, étranger, pensa-t-il. Andrew est mort depuis bien longtemps ; Andrew n’est plus, tout comme moi-même ne serai plus d’ici peu.
— Andrew ! insista la voix.
Elle venait de très loin. Elle venait de l’extérieur du pressoir à cidre qui avait jadis été sa tête.
Il y avait eu autrefois un garçon nommé Andrew, et son père l’avait emmené dans un parc situé aux confins occidentaux de Lud, un parc où poussaient des pommiers et où se dressait une cabane de fer-blanc rouillé qui avait une allure d’enfer et un parfum de paradis. En réponse à sa question, son père lui avait dit qu’on l’appelait la maison du cidre. Puis il lui avait caressé la tête, lui avait recommandé de ne pas avoir peur et lui avait fait franchir le seuil masqué par une couverture.
Des tonnes de pommes — des paniers et des paniers de pommes — étaient empilées contre les murs ; il y avait aussi un vieil homme décharné répondant au nom de Dewlap, dont les muscles se tortillaient comme des vers sous la peau blanche et dont le travail consistait à enfourner les pommes, panier après panier, dans la machine cliquetante qui occupait le centre de la pièce. D’un tuyau saillant à une de ses extrémités sortait du cidre doux. Un autre homme (dont il ne se rappelait plus le nom) remplissait de cidre une série de cruchons. Un troisième se tenait derrière lui, et son travail se résumait à cogner du poing sur le crâne du remplisseur de cruchons si ce dernier répandait trop de liquide à côté.
Son père avait tendu à Andrew un verre de la boisson mousseuse, et bien que le garçon eût goûté à de nombreuses friandises oubliées durant ses années passées dans la cité, rien ne lui parut avoir jamais égalé ce breuvage frais et acidulé. Ç’avait été comme avaler une bouffée de vent d’octobre. Pourtant, plus net que la saveur du cidre ou que le grouillement vermiforme des muscles de Dewlap vidant les paniers, lui était resté le souvenir de la façon impitoyable dont la machine réduisait les grosses pommes rouge d’or en liquide. Deux douzaines de rouleaux les amenaient sous un cylindre d’acier perforé de trous. Les pommes, d’abord pressées, étaient ensuite littéralement broyées, déversant leur jus dans une rigole inclinée, tandis qu’un tamis retenait pépins et pulpe.
À présent, sa tête était le pressoir à cidre et sa cervelle les pommes. Bientôt, elle éclaterait comme les fruits éclataient sous les rouleaux et une bienheureuse obscurité l’engloutirait.