— Quoi ?
Les yeux de la jeune femme étaient ouverts, mais sa voix était lointaine et son souffle audible — la voix de quelqu’un qui parle en dormant.
— Te rappelles-tu la voix de ton père ?
— Oui… mais je n’arrive pas à l’entendre.
— SIX MINUTES, MES AMIS.
Eddie et Jake sursautèrent et rivèrent les yeux sur le micro du boîtier de contrôle ; Susannah, elle, semblait ne rien avoir entendu du tout ; elle fixait la cartouche devenue ballerine, sous laquelle les phalanges de Roland montaient et descendaient comme les lices d’un métier à tisser.
— Essaie, Susannah, la pressa Roland.
Et soudain, il sentit Susannah se métamorphoser à l’intérieur du cercle de son bras droit. Elle parut gagner en poids… et, bizarrement, en vitalité. Son essence sembla s’être modifiée.
Et c’était vrai.
— Pou’quoi que tu t’emme’des avec c’te ga’ce ? demanda la voix rauque de Detta Walker.
Detta avait l’air tout ensemble exaspérée et amusée.
— Elle n’a jamais ’ecolté mieux qu’un C en maths de toute son existence. Et elle l’au’ait pas eu si je l’avais pas aidée. (Elle s’interrompit, puis ajouta de mauvaise grâce :) Ainsi que p’pa. Il l’aidait un peu, lui aussi. Je connaissais les nomb’es spéciaux, mais c’est lui qui nous a monte le c’ible. Oh là là, quel pied j’ai p’is ! (Elle gloussa.) Si Suzie n’a’ ive pas à se appeler, c’est pa’ce que Detta a jamais pigé que dalle aux nomb’es spéciaux.
— C’est quoi, les nombres spéciaux ? interrogea Eddie.
— Les nomb’es p’emiers. (Elle regardait Roland, l’air parfaitement réveillée, à présent… sauf que ce n’était pas Susannah, pas plus que cette créature malade et diabolique qui avait auparavant existé sous le nom de Detta Walker, même si elle paraissait identique.) Elle est venue t’ouver p’pa en chialant et en faisant tout un foin pa’ce qu’elle s’était fait étende au cou’s de maths… et c’était ’ien d’aut’e que de l’algèb’e ! Elle pouvait fai’e le boulot — si je pouvais, elle pouvait —, mais elle ne voulait pas. Une dévo’euse de poésie comme elle était au-dessus du b.a.-ba de l’a’s mathematica, vous pigez ? (Detta rejeta la nuque en arrière et se mit à rire, mais l’amertume empoisonnée, à demi démente, avait disparu de son rire. Elle semblait réellement amusée par la sottise de sa jumelle mentale.) Et p’pa, il lui dit : « Je vais te mont’er un t’uc, Odetta. Je l’ai app’is au collège. Ça m’a aidé pou’ces nomb’es p’emiers, et ça va t’aider aussi. T’aider à t’ouver tous les nomb’es p’emiers que tu veux. » Oh-Detta, c’uche comme elle était, elle epond : « Le p’of a dit qu’il n’y avait pas de fo’mule pou’ les nomb’es p’emiers, p’pa. » Et p’pa, il lui eto’que du tac au tac : « En effet. Mais tu peux les att’aper, Detta, si t’as un c’ible. » Il appelait ça le c’ible d’E’atosthène. Emmène-moi jusqu’à cette boîte sur le mu’, ’oland… je vais ’esoud’e cette devinette d’o’dinateu’ blanc. Je vais vous lancer un c’ible et vous off’i’ une vi’ee en t’ain.
Roland la transporta, Eddie, Jake et Ote sur ses talons.
— Donne-moi ce bout de cha’bon de bois que tu ga’des dans ta poche.
Après y avoir fourragé, Roland en extirpa un court morceau de bâton noirci. Detta le prit et observa le losange de nombres.
— C’pas exactement la façon dont p’pa m’a mont’é, mais je suppose que ça ’evient au même, dit-elle au bout d’un moment. Les nomb’es p’emiers sont comme moi — têtus comme des ânes et spéciaux. Ce peut êt’e un nomb’e que tu obtiens en y ajoutant deux aut’es, et il ne se divise jamais, excepté pa’un et pa’lui-même. Un est p’emier juste pa’ce qu’il l’est. Deux est p’emier pa’ce que tu peux l’obteni’en ajoutant un et un et que tu peux le diviser pa’un et pa’deux, mais c’est le seul nomb’e pai’qui soit p’emier. Tu peux exclue tous les aut’es nomb’es pai’s.
— Je suis paumé, dit Eddie.
— C’est pa’ce que t’es qu’un idiot de f’omage blanc, dit Detta, mais sans malveillance. (Elle examina de près le losange quelques instants encore, puis, du bout du charbon de bois, se mit à effleurer rapidement tous les nombres pairs, laissant dessus de petites macules noirâtres.) T’ois est un nomb’e p’emier, mais aucun p’oduit que tu obtiens en multipliant t’ois peut l’êt’e.
Cette fois, Roland entendit un phénomène étrange mais merveilleux : Detta disparaissait de la voix féminine, cédant la place non pas à Odetta Holmes, mais à Susannah Dean. Il n’aurait pas à faire sortir la jeune femme de sa transe ; elle s’en réveillait spontanément, d’une manière tout à fait naturelle.
Susannah entreprit de noircir tous les multiples de trois qui restaient à présent que les nombres pairs avaient été éliminés : neuf, quinze, vingt et un, et ainsi de suite.
— Pa’eil pour cinq et sept, murmura-t-elle. (Et, soudain, elle se réveilla et réintégra la personnalité de Susannah Dean.) Tu n’as plus qu’à marquer les nombres impairs comme vingt-cinq qui n’ont pas encore été barrés.
Le losange du boîtier de contrôle se présentait désormais ainsi :
— Voilà, dit-elle d’une voix lasse. Il reste dans le crible tous les nombres premiers entre un et cent. Je suis sûre que c’est la combinaison qui ouvre le portillon.
— IL VOUS RESTE UNE MINUTE, MES AMIS. VOUS vous MONTREZ BEAUCOUP PLUS BORNÉS QUE JE NE PENSAIS.
Eddie ignora la voix de Blaine et enlaça Susannah.
— Tu es de retour, Suzie ? Tu es réveillée ?
— Oui. J’ai repris conscience au beau milieu du discours de Detta, mais je l’ai laissée continuer à parler sur sa lancée. Ça m’a paru mal élevé de l’interrompre. (Elle regarda Roland.) Qu’est-ce que t’en dis ? Tu veux essayer ?
— CINQUANTE SECONDES.
— Oui. Fais la combinaison, Susannah. C’est ta réponse. La jeune femme tendit la main vers le sommet du losange, mais Jake la recouvrit de sa paume.
— Non. Cette pompe s’amorce à rebours. Tu te souviens ? Susannah, la mine d’abord ahurie, sourit.
— C’est juste. Gros malin de Blaine… et petit malin de Jake, heureusement.
Tous l’observèrent en silence tandis qu’elle appuyait sur chaque nombre tour à tour, en commençant par quatre-vingt-dix-sept. Il y eut un clic ! infime quand elle effleura la dernière touche ; aussitôt, le portillon au milieu de la barrière se mit à glisser sur ses rails, cliquetant avec fracas et semant sur le sol des taches d’une rouille venue de plus haut.
— PAS MAL DU TOUT, dit Blaine, admiratif. JE M’EN RÉJOUIS BEAUCOUP À L’AVANCE. PUIS-JE VOUS CONSEILLER DE MONTER RAPIDEMENT À BORD ? EN FAIT, VOUS POURRIEZ DÉSIRER COURIR. IL Y A PLUSIEURS VALVES D’ÉCHAPPEMENT DE GAZ DANS CETTE ZONE.
Trois êtres humains (l’un en portant un quatrième sur sa hanche) et un petit animal à fourrure franchirent au pas de course le portillon et se précipitèrent vers Blaine le Mono. Celui-ci vrombissait dans son quai étroit, à demi au-dessus, à demi au-dessous, l’air d’une balle de revolver géante — une balle qu’on aurait peinte d’un rose incongru — couchée dans la culasse ouverte d’un fusil de gros calibre. Dans l’immensité du Berceau, Roland et les autres avaient l’air de taches en mouvement. Au-dessus d’eux, des pigeons — qui n’avaient plus désormais que quarante secondes à vivre — voletaient en arabesques sous l’antique toit du Berceau. Quand les voyageurs furent près du monorail, une partie incurvée de sa coque s’ouvrit, révélant une portière, et, au-delà, une épaisse moquette bleu pastel.