La palissade entourant le terrain vague lui arrivait à peine au menton. Elle était couverte d’affiches — Olivia Newton John au Radio City Music Hall, un groupe du nom de G. Gordon Liddy and the Grots dans un club de l’East Village, un film intitulé La Guerre des zombies qui n’avait connu qu’une brève carrière le printemps précédent. La plupart des pancartes ENTRÉE INTERDITE avaient été ainsi dissimulées par toutes sortes d’affiches et de posters. Un peu plus loin, la palissade était recouverte de graffitis dont la couleur jadis rouge vif s’était fanée, évoquant à présent celle des roses à la fin de l’été. Fasciné, les yeux grands ouverts, Jake murmura le message mural :
Jake n’avait guère de doutes sur l’origine (sinon le sens) de cet étrange petit poème. Ce quartier de Manhattan était après tout connu sous le nom de Baie de la Tortue. Mais cela n’expliquait pas la chair de poule qui lui parcourait l’échine, ni l’impression qu’il avait d’avoir trouvé un nouveau panneau sur une fabuleuse autoroute occulte.
Jake déboutonna sa chemise et glissa les deux livres contre sa peau. Puis il regarda autour de lui, vit que personne ne lui prêtait attention, se hissa à la force du poignet en haut de la palissade, l’enjamba et se laissa tomber de l’autre côté. Son pied gauche atterrit sur une pile de briques qui s’effondra sous son poids. Il sentit sa cheville se tordre et une violente douleur irradier dans sa jambe. Il tomba par terre et poussa un cri de douleur et de surprise en se recevant sur les briques, comme si on lui avait martelé les côtes à coups de poing.
Il resta allongé quelques instants, reprenant son souffle. Il ne pensait pas être grièvement blessé, mais il s’était tordu la cheville et elle allait sans doute enfler. Il rentrerait sûrement chez lui en traînant la patte. Tant pis, il ne lui restait plus qu’à serrer les dents en attendant que ça passe ; il n’avait pas de quoi se payer un taxi.
Tu n’as pas vraiment l’intention de rentrer chez toi, n’est-ce pas ? Tes parents vont te dévorer tout cru.
Eh bien, peut-être que oui et peut-être que non. Pour autant qu’il pouvait en juger, il n’avait pas vraiment le choix. Chaque chose en son temps. Pour l’instant, il allait explorer ce terrain vague qui l’avait attiré aussi sûrement qu’un aimant attire la limaille de fer. La même sensation de pouvoir l’habitait encore, et il se rendit compte qu’elle était même plus forte que jamais. Il ne pensait pas se trouver dans un terrain vague ordinaire. Il se passait quelque chose ici, quelque chose d’important. Il sentait des vibrations agiter l’air, comme de l’électricité s’échappant de la plus grande centrale électrique du monde.
Comme il se relevait, Jake s’aperçut qu’il avait eu de la chance. Non loin de là se trouvaient des morceaux de verre éparpillés sur le sol. S’il était tombé là-dessus, il se serait sûrement coupé.
C’était la vitrine, pensa-t-il. Quand la charcuterie fine était encore ouverte, on voyait toutes sortes de viandes et de fromages dans la vitrine. Et ils étaient pendus à des ficelles.
Comment le savait-il, il n’en avait aucune idée, mais il le savait — sans l’ombre d’un doute.
Il jeta autour de lui un regard pensif, puis s’avança vers le centre du terrain. Un nouveau panneau l’y attendait, à moitié enfoui dans les mauvaises herbes. Jake se mit à genoux, le redressa et l’épousseta. Les lettres qui y étaient inscrites étaient à moitié effacées mais néanmoins lisibles :
Et sous l’enseigne, inscrite en lettres d’un rouge fané, cette phrase énigmatique : SON ESPRIT, QUOIQUE LENT, EST TOUJOURS TRÈS GENTIL ; IL TIENT CHACUN DE NOUS DANS SES NOMBREUX REPLIS.
C’est bien ici, pensa Jake. Oh oui !
Il laissa retomber le panneau, se releva et s’enfonça dans le terrain vague d’un pas lent, détaillant tout ce qui l’entourait. Le pouvoir montait en lui à chaque pas. Tout ce qu’il voyait — mauvaises herbes, verre brisé, tas de briques — lui apparaissait avec une extraordinaire clarté. Même les paquets de chips vides lui semblaient superbes, et le soleil transformait une bouteille de bière en cylindre de feu mordoré.
Jake avait conscience de son propre souffle et de la chape d’or que le soleil déposait sur toutes choses. Il comprit soudain qu’il se trouvait au seuil d’un grand mystère et il sentit un frisson de terreur et d’émerveillement le parcourir de la tête aux pieds.
Tout est ici. Tout est encore ici.
Les herbes frôlaient son pantalon ; les bardanes s’accrochaient à ses chaussettes. La brise fit voleter un emballage de Ring-Ding devant lui ; le soleil se posa sur le papier, révélant l’espace d’un instant un terrible et superbe éclat dans ses fibres.
— Tout est encore ici, répéta-t-il à voix haute, inconscient de l’éclat qui illuminait son propre visage. Tout.
Il entendait un bruit — il l’entendait depuis qu’il était entré dans le terrain vague, en fait. C’était un merveilleux bourdonnement suraigu, désespérément solitaire et pourtant merveilleux. C’aurait pu être le bruit du vent soufflant sur le désert, mais ce bruit-là était vivant. C’était le chant d’un chœur de mille voix, pensa-t-il. Il baissa les yeux et s’aperçut qu’il y avait des visages parmi les mauvaises herbes, les buissons et les tas de briques. Des visages.
— Que faites-vous ici ? murmura Jake. Qui êtes-vous ?
Il n’obtint aucune réponse mais crut entendre au sein du chœur un bruit de sabots frappant le sol poussiéreux, des coups de feu et des anges chantant des hosannas parmi les ombres. Les visages semblaient se tourner sur son passage. Ils semblaient suivre sa progression mais n’avaient aucune intention maléfique à son égard. Il apercevait la 46e Rue et un bout de l’immeuble des Nations Unies de l’autre côté de la Ire Avenue, mais ces bâtiments n’avaient aucune importance — New York n’avait aucune importance. La ville était devenue aussi pâle que le verre.
Le bourdonnement s’amplifia. Le chœur comprenait à présent un million de voix semblant monter du puits le plus profond de l’univers. Il entendit quelques noms mais n’aurait pu les identifier. L’un d’eux était peut-être Marten. Un autre était peut-être Cuthbert. Un troisième était peut-être Roland — Roland de Gilead.
Il y avait des noms ; il y avait des bribes de conversations qui auraient pu provenir d’une dizaine de milliers d’histoires entremêlées ; mais il y avait surtout ce bourdonnement sublime, cette vibration qui voulait lui emplir la tête d’un blanc étincelant. Jake faillit succomber à une joie toute-puissante lorsqu’il se rendit compte que cette voix était la voix du Oui ; la voix du Blanc ; la voix du Toujours. C’était un chœur céleste proclamant une affirmation unanime ; et ce chœur chantait dans le terrain vague. Il chantait pour lui.