Puis, enfouie parmi les bardanes enchevêtrées, Jake vit la clé… et derrière la clé, la rose.
Ses jambes le trahirent et il tomba à genoux. Il avait vaguement conscience des larmes qui coulaient sur ses joues, des gouttes d’urine qui souillaient son pantalon. Il rampa sur ses genoux et tendit la main vers la clé enfouie parmi les bardanes. Il pensait avoir déjà vu sa forme dans un rêve :
Le petit machin en forme de s au bout, pensa-t-il. C’est ça, le secret.
Lorsqu’il referma ses doigts sur la clé, le chœur se fit triomphant. Le cri que poussa Jake se perdit dans ce déchaînement de voix. Il vit un éclair blanc jaillir de la clé serrée entre ses doigts et sentit une violente décharge d’énergie lui parcourir le bras. On aurait dit qu’il venait d’agripper une ligne à haute tension, mais il ne ressentit aucune douleur.
Il attrapa Charlie le Tchou-tchou et glissa la clé entre deux pages. Puis ses yeux se posèrent de nouveau sur la rose et il comprit que c’était elle la vraie clé — la clé de tout. Il rampa vers elle, et son visage était auréolé de lumière, ses yeux étaient deux puits de feu bleuté.
La rose poussait sur une touffe d’herbe mauve.
Alors que Jake s’approchait de cette herbe venue d’ailleurs, la rose commença à éclore sous ses yeux. Elle lui révéla une sombre fournaise, chacun de ses pétales s’ouvrit en brûlant de sa fureur secrète. Jamais de sa vie il n’avait vu quelque chose d’aussi intensément vivant.
Et lorsqu’il tendit ses doigts sales vers cette merveille, les voix se mirent à chanter son nom… et une terreur sans nom s’insinua au centre de son cœur. Une terreur froide comme la glace et lourde comme la pierre.
Quelque chose n’allait pas. Il percevait une discordance palpitante, pareille à une déchirure sur une œuvre d’art inestimable ou à une fièvre mortelle rampant sous la peau glacée d’un invalide.
C’était quelque chose comme un ver. Un ver envahisseur. Et une forme. Une forme tapie au prochain tournant de la route.
Puis le cœur de la rose s’ouvrit à lui, révélant une lumière aveuglante, et il fut emporté par une vague d’émerveillement qui lui fit oublier tout le reste. Jake pensa un instant qu’il voyait simplement du pollen investi de la lueur surnaturelle qui imprégnait le cœur de tous les objets se trouvant en ce lieu — cela bien qu’il n’ait jamais entendu parler d’une rose à pollen. Il s’approcha un peu plus vite et vit que le disque de lumière jaune n’était pas une boule de pollen. C’était un soleil : une immense forge brûlant au centre de cette rose qui poussait dans l’herbe pourpre.
La terreur s’empara de nouveau de lui. Tout va bien, pensa-t-il, tout va bien ici, mais tout pourrait aller mal — et peut-être que ça a déjà commencé. On me permet de le sentir, du moins ce que je peux en supporter… mais qu’est-ce que c’est ? Et que puis-je faire ?
C’était quelque chose comme un ver.
Il le sentait puiser comme un cœur sombre et malade, luttant contre la beauté secrète de la rose, opposant ses imprécations au chœur qui l’avait apaisé et enchanté.
Il s’approcha un peu plus de la rose et vit que son cœur était fait de plusieurs soleils et non d’un seul… peut-être que ce réceptacle fragile mais précieux contenait tous les soleils.
Mais ça va mal. Elle est en danger.
Jake savait qu’il risquait presque certainement la mort en touchant ce microcosme étincelant, mais il ne put s’en empêcher et tendit la main. Son geste était dénué de terreur comme de curiosité ; il brûlait tout simplement du désir de protéger la rose.
Lorsqu’il reprit connaissance, il sut tout d’abord que plusieurs heures s’étaient écoulées et qu’il avait une migraine carabinée.
Que s’est-il passé ? Est-ce qu’on m’a attaqué ?
Il roula sur lui-même et s’assit. Une nouvelle onde de douleur lui parcourut le crâne. Il porta une main à sa tempe gauche et la retira poisseuse de sang. Il baissa les yeux et vit une brique pointant entre les mauvaises herbes. Son coin émoussé était écarlate.
S’il avait été plus pointu, je serais probablement mort ou dans le coma, pensa-t-il.
Il regarda son poignet et fut surpris de constater que sa montre était encore là. C’était une Seiko relativement bon marché, mais on ne s’endort pas impunément dans un terrain vague new-yorkais. Même si votre montre ne vaut pas tripette, il se trouve toujours quelqu’un pour vous la piquer. Apparemment, il avait eu de la chance.
Il était 16 h 15. Il avait passé au moins six heures allongé dans les mauvaises herbes, mort pour le monde. Son père avait probablement lancé les flics à sa recherche, mais cela ne lui paraissait guère important. Jake avait l’impression que mille ans s’étaient écoulés depuis qu’il avait quitté Piper.
Il parcourut la moitié de la distance qui le séparait de la palissade, puis s’arrêta.
Qu’est-ce qui lui était arrivé exactement ?
Peu à peu, ses souvenirs lui revinrent. Il avait enjambé la palissade. Il avait glissé et s’était tordu la cheville. Il baissa la main pour la palper et grimaça. Oui — cela au moins était exact. Et ensuite ?
Quelque chose de magique.
Il chercha ce quelque chose à tâtons comme un vieillard s’avançant avec hésitation dans une pièce obscure. Tous les objets avaient rayonné de leur propre lumière. Tous — même les papiers de bonbons et les bouteilles de bière. Il y avait eu des voix — elles chantaient et racontaient des milliers d’histoires entremêlées.
— Et des visages, murmura-t-il.
Il regarda autour de lui avec appréhension. Aucun visage à l’horizon. Les tas de briques n’étaient que des tas de briques, les mauvaises herbes des mauvaises herbes. Il n’y avait pas de visages, mais…
… mais ils étaient bien là. Ce n’était pas un effet de ton imagination.
Il en était sûr. Incapable de capturer l’essence de son souvenir, sa beauté et sa transcendance, il était néanmoins convaincu de sa réalité. Le souvenir qu’il avait des instants ayant précédé son évanouissement ressemblait à une photo prise lors du plus beau jour de sa vie. Il se rappelait cette journée — du moins en gros —, mais la photo lui semblait terne et presque sans vie.
Jake parcourut du regard le terrain vague qu’envahissaient les ombres violettes du crépuscule et pensa : Je veux que tu reviennes. Mon Dieu, je veux que tu reviennes comme avant.
Puis il vit la rose poussant dans sa touffe d’herbe pourpre, tout près de l’endroit où il était tombé. Son cœur fit un bond. Jake se précipita vers elle, ignorant la douleur qui irradiait dans sa cheville. Il tomba à genoux devant la rose comme devant l’autel d’un dieu. Il se pencha vers elle, les yeux écarquillés.
Ce n’est qu’une rose. Ce n’est qu’une rose, après tout. Et l’herbe…
L’herbe n’était pas pourpre, tout compte fait. Il y avait des taches pourpres sur les brins, oui, mais ceux-ci étaient d’un vert tout à fait normal. Il regarda un peu plus loin et vit qu’une autre touffe était tachée de bleu. À sa droite, une bardane était piquetée de rouge et de jaune. Et un peu plus loin, il aperçut un tas de pots de peinture. Glidden satinée, disaient les étiquettes.
Ce n’était que ça. Des taches de peinture. Mais tu délirais tellement que tu as cru voir…