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Conneries.

Il savait ce qu’il avait vu et il savait ce qu’il voyait.

— Un camouflage, murmura-t-il. C’était bien là. Tout était là. Et… tout est encore là.

À présent qu’il reprenait ses esprits, il percevait de nouveau le pouvoir harmonique que recelait ce lieu. Le chœur était toujours là, toujours aussi mélodieux, même s’il semblait un peu plus lointain, un peu plus diffus. Il regarda un tas de briques et de morceaux de plâtre et y aperçut un visage à peine discernable. C’était le visage d’une femme au front orné d’une cicatrice.

— Allie ? murmura Jake. Vous vous appelez Allie, n’est-ce pas ?

Aucune réponse. Le visage avait disparu. Il n’avait devant lui qu’une pile de briques et de plâtre des plus ordinaires.

Il se retourna vers la rose. Sa couleur, vit-il, n’était pas ce rouge sombre qu’on trouve au cœur d’une fournaise mais un rose poussiéreux. Elle était très belle, mais loin d’être parfaite. Certains de ses pétales s’étaient recroquevillés ; leurs contours étaient brunâtres et racornis, morts. Aucun rapport avec les fleurs de serre qu’on voyait aux étalages des fleuristes ; ce devait être une rose sauvage, supposa-t-il.

— Tu es très belle, dit-il, et il tendit la main vers la rose pour la caresser.

En dépit de l’absence totale de brise, la fleur se pencha vers ses doigts. L’espace d’un instant, ils en touchèrent la surface, douce, veloutée, merveilleusement vivante, et le chœur sembla gagner en puissance tout autour de lui.

— Es-tu malade, belle rose ?

Il ne reçut aucune réponse, bien sûr. Lorsque ses doigts s’écartèrent des pétales, la fleur reprit doucement sa position initiale, dressée sur sa touffe d’herbe tachée dans sa tranquille splendeur oubliée.

Est-ce que les roses fleurissent à cette époque de l’année ? se demanda Jake. Les roses sauvages ? Et que fait une rose sauvage dans un terrain vague ? Et s’il en pousse une, comment se fait-il qu’il n’en pousse pas d’autres ?

Il resta à genoux devant elle pendant quelques instants, puis se rendit compte que, même s’il restait plongé dans la contemplation de la rose pendant tout l’après-midi (voire pendant le restant de ses jours), il ne parviendrait jamais à élucider son mystère. Il l’avait vue telle qu’elle était l’espace de quelques instants, tout comme il avait vu la totalité de ce recoin négligé de la ville ; il l’avait vue démasquée, dépouillée de son camouflage. Il souhaitait la revoir ainsi mais savait que son souhait ne serait pas exaucé.

L’heure était venue de rentrer à la maison.

Il vit les deux livres qu’il avait achetés au Restaurant Spirituel de Manhattan. Lorsqu’il les ramassa, un objet brillant tomba de Charlie le Tchou-tchou et atterrit dans une touffe de chiendent. Jake se pencha, veillant à ménager sa cheville, et le prit. À ce moment-là, le chœur monta un peu plus haut, puis émit de nouveau un bourdonnement quasi inaudible.

— C’était donc bien réel, ça aussi, murmura-t-il.

Il fit courir le bout de son doigt sur les encoches de la clé, ces encoches en forme de V. Il caressa la petite courbe en forme de S. Puis il enfouit la clé dans la poche de son pantalon et se dirigea vers la palissade en boitillant.

Il se préparait à l’escalader lorsqu’une pensée terrifiante s’empara soudain de son esprit.

La rose ! Et si quelqu’un venait ici pour la cueillir ?

Un petit gémissement horrifié s’échappa de ses lèvres. Il se retourna, chercha la rose du regard et l’aperçut enfin, plongée dans l’ombre d’un immeuble tout proche — minuscule forme rose dans la pénombre, vulnérable, superbe et esseulée.

Je ne peux pas l’abandonner — je dois veiller sur elle !

Mais une voix s’éleva dans son esprit, une voix qui était sûrement celle de l’homme qu’il avait rencontré au relais dans cette étrange vie parallèle. Personne ne viendra la cueillir. Et aucun vandale ne viendra l’écraser d’un coup de botte, incapable de supporter la vision de sa beauté. Elle ne court aucun danger de cette nature. Elle est capable de s’en protéger.

Un profond soulagement envahit Jake.

Est-ce que je pourrai revenir la voir ? demanda-t-il à la voix spectrale. Quand je serai déprimé, ou si les voix recommencent à se quereller dans ma tête ? Est-ce que je pourrai revenir la voir et connaître un peu de paix ?

La voix ne répondit pas et Jake conclut au bout de quelques instants qu’elle avait disparu. Il glissa Charlie le Tchou-tchou et Tradéridéra, Devine-moi ! dans la ceinture de son pantalon — lequel, remarqua-t-il, était taché de boue et couvert de bardanes —, puis se retourna vers la palissade. Il se hissa à la force du poignet, passa la jambe gauche de l’autre côté, puis la droite, et se laissa choir sur le trottoir de la 2e Avenue, prenant soin de se recevoir sur son pied valide.

Voitures et piétons étaient plus nombreux à cette heure de la journée. Quelques passants jetèrent un regard intrigué au petit garçon lorsqu’il atterrit sur le trottoir, blazer déchiré et chemise flottant au vent, mais quelques-uns seulement. Les New-Yorkais ont l’habitude de croiser des gens bizarres dans la rue.

Il resta immobile un moment, un peu désorienté et regrettant de quitter la rose, puis il s’aperçut que quelque chose avait changé — les voix querelleuses s’étaient tues. C’était déjà ça.

Lorsqu’il jeta un coup d’œil à la palissade, les vers de mirliton qui y étaient peints à la bombe lui sautèrent aux yeux, peut-être parce que les lettres avaient la même couleur que la rose.

— « Vois la TORTUE comme elle est ronde, murmura Jake. Sur son dos repose le monde. » (Il frissonna.) Quelle journée !

Il se retourna et, en traînant la patte, prit la direction de sa maison.

19

Le portier avait dû prévenir Elmer Chambers dès que Jake était entré dans le hall de l’immeuble, car il guettait son arrivée devant l’ascenseur au quatrième étage. Chambers portait un jean délavé et des bottes de cow-boy qui le grandissaient de cinq bons centimètres. Ses cheveux noirs taillés en brosse se hérissaient sur son crâne ; le père de Jake ressemblait en permanence à un homme venant de subir un choc extraordinaire. Il agrippa le petit garçon par le bras dès qu’il fut sorti de la cabine.

— Regarde-toi ! (Son père le détailla de la tête aux pieds : visage et mains également crasseux, taches de sang sur la joue et la tempe, pantalon souillé, blazer déchiré, cravate ornée d’une bardane en guise d’épingle.) Rentre ici ! Où diable étais-tu passé ? Ta mère est folle d’inquiétude !

Sans donner à Jake une chance de répondre, il le traîna derrière lui à l’intérieur de l’appartement. Jake aperçut Greta Shaw dans le petit couloir séparant la cuisine de la salle à manger. Elle lui adressa un regard timide et compatissant, puis disparut avant que les yeux de « monsieur » se posent sur elle.

La mère de Jake était assise sur son rocking-chair. Elle se leva en apercevant son fils, mais elle ne bondit pas à sa vue ; pas plus qu’elle ne se précipita vers lui pour le couvrir de baisers et d’invectives. Lorsqu’elle se dirigea vers lui d’un pas languissant, Jake examina ses yeux et estima qu’elle avait pris trois Valium depuis midi. Peut-être quatre. Ses parents étaient de grands partisans de l’industrie chimique.

— Mais tu saignes ! Où étais-tu passé ?

Elle prononça ces deux questions de sa voix aux accents cultivés d’ancienne étudiante de Vassar. On aurait pu la croire en train d’accueillir une vague connaissance ayant eu un accident de la route sans gravité.