Sa mère dit qu’il devait se calmer.
Son père dit qu’il était calme.
Sa mère dit…
Il dit, elle dit, blablabla. Jake les aimait encore — du moins en était-il presque sûr —, mais il lui était arrivé quelque chose et ce quelque chose allait entraîner d’autres choses.
Pourquoi ? Parce que la rose était malade. Et peut-être parce qu’il voulait courir et jouer… et revoir ses yeux, ses yeux aussi bleus que le ciel au-dessus du relais.
Jake se dirigea lentement vers son bureau en ôtant son blazer. Le vêtement était pratiquement fichu — la manche était presque complètement déchirée, la doublure pendait comme un drapeau en berne. Il le suspendit au dossier de sa chaise, puis s’assit et posa les livres sur son bureau. Il avait très mal dormi durant les dix derniers jours, mais il pensait qu’il dormirait bien cette nuit. Jamais il ne s’était senti aussi fatigué. Peut-être saurait-il ce qu’il devait faire lorsqu’il se réveillerait le matin venu.
On frappa doucement à la porte et Jake se retourna, les yeux méfiants.
— C’est Mme Shaw, John. Puis-je entrer une minute ?
Il sourit. Mme Shaw — bien sûr que oui. Ses parents l’avaient mobilisée pour servir d’intermédiaire. Ou peut-être valait-il mieux dire : de traductrice.
Allez le voir, lui avait sûrement dit sa mère. Il vous dira ce qui ne va pas. Je suis sa mère, cet homme aux yeux injectés de sang et au nez qui coule est son père, et vous n’êtes que la gouvernante, mais il vous dira ce qu’il n’a pas voulu nous dire. Parce que vous le voyez plus souvent que nous deux et parce que vous parlez peut-être son langage.
Elle porte un plateau, pensa Jake, et il souriait lorsqu’il ouvrit la porte.
Mme Shaw portait effectivement un plateau. Il s’y trouvait deux sandwiches, une tranche de tarte aux pommes et un verre de chocolat. Elle dévisageait Jake d’un air un peu anxieux, comme si elle le croyait capable de la mordre. Jake regarda derrière elle, mais il n’y avait aucune trace de ses parents. Il les imagina assis dans la salle de séjour, l’oreille aux aguets.
— J’ai pensé que tu aimerais peut-être manger un morceau, dit Mme Shaw.
— Oui, merci.
En fait, il avait une faim de loup ; il n’avait rien avalé depuis le petit déjeuner. Il s’écarta ; Mme Shaw entra (lui jetant un nouveau regard inquiet au passage) et posa le plateau sur son bureau.
— Oh ! regardez ça, dit-elle en attrapant Charlie le Tchou-tchou. J’avais ce livre quand j’étais toute petite. Tu l’as acheté aujourd’hui, Johnny ?
— Oui. Est-ce que mes parents vous ont demandé de vous renseigner sur ce que j’ai fait de ma journée ?
Elle acquiesça. Ni mensonge ni comédie. Pour elle, ce n’était qu’une corvée de plus. Tu peux me le dire si tu en as envie, semblait exprimer son visage, ou tu peux te taire si ça te chante. Je t’aime bien, Johnny, mais au fond, ça m’est égal. Moi, je travaille ici, c’est tout, et ça fait déjà une heure que j’aurais dû quitter mon service.
Il n’était nullement offusqué par ce commentaire imaginé ; au contraire, cela ne l’en apaisait que davantage. Mme Shaw faisait partie de ces connaissances qui n’étaient pas tout à fait des amis… mais elle était sans doute un peu plus proche de lui que n’importe lequel de ses camarades de classe, et beaucoup plus proche de lui que son père ou sa mère. Au moins Mme Shaw était-elle honnête. Elle ne faisait pas de chichis. Tout était comptabilisé sur son chèque de fin de mois et elle enlevait toujours la croûte des sandwiches.
Jake mordit à belles dents dans un de ceux qu’elle venait de lui apporter. Saucisse et fromage, son sandwich préféré. C’était une des autres qualités de Mme Shaw — elle connaissait toutes ses préférences. Sa mère était toujours persuadée qu’il aimait le maïs grillé et qu’il détestait les choux de Bruxelles.
— Dites-leur que je vais bien, s’il vous plaît, et dites à mon père que je m’excuse d’avoir été grossier avec lui.
C’était faux, bien sûr, mais son père n’attendait de lui qu’une excuse de ce type. Une fois que Mme Shaw la lui aurait transmise, il se détendrait et se raconterait son vieux mensonge habituel — il avait rempli son rôle de père et tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles.
— J’ai beaucoup bûché pour mes examens, dit-il la bouche pleine, et je pense que j’en ai subi le contrecoup ce matin. J’étais paralysé. Il fallait que je sorte, ou alors j’allais étouffer. (Il palpa la croûte qui ornait son front.) Quant à ceci, dites à ma mère que ça n’a rien de grave. Je ne me suis pas fait agresser ; ce n’était qu’un accident stupide. Je suis entré en collision avec le chariot d’un livreur. Ce n’est qu’une égratignure. Je ne vois pas double et ma migraine a disparu.
Elle hocha la tête.
— Je comprends — une école si exigeante avec ses élèves. Tu as eu peur d’échouer. Il n’y a aucune honte à avoir, Johnny. Mais tu n’étais vraiment pas dans ton assiette ces derniers temps.
— Je crois que ça ira maintenant. Il faudra peut-être que je refasse ma composition de fin d’année, mais…
— Oh ! fit Mme Shaw. (Ses yeux s’écarquillèrent et elle reposa Charlie le Tchou-tchou sur le bureau.) J’ai failli oublier ! Ton professeur de français a laissé quelque chose pour toi. Je vais le chercher.
Elle sortit. Jake espéra qu’il n’avait pas occasionné trop de souci à M. Bissette, qui était un type plutôt sympa, mais il supposa que tel devait être le cas puisque Bissette s’était fendu d’une visite à domicile. Ce n’était sûrement pas une habitude des enseignants de l’École Piper, pensa-t-il. Il se demanda ce que M. Bissette avait pu lui apporter. Sans doute une invitation à s’entretenir avec M. Hotchkiss, le psy de l’école. Ce qui l’aurait terrifié ce matin, mais pas ce soir.
Ce soir, seule la rose avait de l’importance à ses yeux.
Il attaqua son second sandwich. Mme Shaw avait laissé la porte ouverte et il l’entendait parler avec ses parents. Ceux-ci semblaient un peu rassurés. Jake but son chocolat, puis attrapa la tranche de tarte aux pommes. Mme Shaw revint quelques instants plus tard. Elle portait une chemise bleue que Jake connaissait bien.
Il découvrit que toute son angoisse ne l’avait pas déserté. Tout le monde était au courant à présent, les élèves comme les profs, et il était trop tard pour faire quoi que ce soit, mais ça le contrariait quand même que tout le monde sache qu’il avait perdu les pédales. Que tout le monde parle de lui.
Une petite enveloppe était attachée à la chemise par un trombone. Jake l’attrapa et se tourna vers Mme Shaw lorsqu’il l’ouvrit.
— Comment vont mes parents à présent ? demanda-t-il.
Elle s’autorisa un bref sourire.
— Ton père voulait savoir pourquoi tu ne lui as pas dit que tu avais tout simplement la fièvre des examens. Il dit que ça lui est arrivé deux ou trois fois quand il avait ton âge.
Jake fut fort surpris de cette révélation ; son père n’était pas du genre à s’attendrir sur des souvenirs du style Tu vois, quand j’avais ton âge… Jake s’efforça d’imaginer son père gamin et atteint de la fièvre des examens et s’aperçut qu’il en était incapable — tout ce qu’il voyait en esprit, c’était un nain agressif vêtu d’un sweat-shirt aux armes de Piper, un nain chaussé de bottes de cow-boy, un nain aux cheveux noirs hérissés sur son crâne.