Выбрать главу

Son père mit le nez à la porte de sa chambre vers vingt-deux heures quinze, une vingtaine de minutes après la brève visite confuse de sa mère. Elmer Chambers tenait une cigarette dans une main et un verre de scotch dans l’autre. Il paraissait non seulement plus calme mais aussi un peu pété. Jake se demanda vaguement s’il n’avait pas pillé les réserves de Valium de sa mère.

— Ça va, le gosse ?

— Oui.

Il était redevenu le petit garçon propre sur lui en pleine possession de ses moyens. Les yeux qu’il tourna vers son père étaient opaques plutôt qu’étincelants.

— Je voulais te dire que je m’excuse de ce qui s’est passé tout à l’heure, lui dit son père.

Il n’était pas du genre à s’excuser et se débrouillait fort mal. Jake se surprit à avoir un peu pitié de lui.

— Ce n’est rien.

— J’ai eu une journée difficile. (Il agita son verre presque vide.) Pourquoi on ne tirerait pas un trait là-dessus ?

Il s’exprimait comme s’il venait d’avoir une idée vraiment géniale.

— C’est ce que j’ai déjà fait, dit Jake.

— Bien. (Son père semblait soulagé.) Il serait peut-être temps d’aller au lit, non ? Demain, tu auras des explications à donner et des examens à passer.

— Oui. Est-ce que maman se sent bien ?

— Ça va, ça va. Je retourne dans mon bureau. J’ai encore de la paperasse à faire.

— Papa ?

Son père le regarda d’un air méfiant.

— Quel est ton second prénom ?

Jake comprit à l’expression de son père que s’il avait bien vu sa note, il n’avait pris la peine de lire ni sa composition ni la critique rédigée par Mme Avery.

— Je n’en ai pas, dit-il. Ce n’est qu’une initiale, comme le S de Harry S. Truman. Sauf que moi, c’est un R. Pourquoi me demandes-tu ça ?

— Simple curiosité, dit Jake.

Il réussit à garder son sérieux jusqu’au départ de son père… mais dès que la porte se referma, il se précipita vers son lit et enfouit son visage dans l’oreiller pour étouffer une nouvelle crise de fou rire.

22

Une fois assuré que sa crise était passée (bien qu’un gloussement montât encore de temps en temps dans sa gorge comme une secousse résiduelle) et que son père s’était enfermé dans son bureau avec ses cigarettes, son scotch, sa paperasse et son petit flacon de poudre blanche, Jake retourna s’asseoir à son bureau, alluma la lampe et ouvrit Charlie le Tchou-tchou. Il jeta un bref coup d’œil aux premières pages et vit que le livre était sorti en 1952 ; il avait en sa possession un exemplaire de la quatrième édition. Il regarda en quatrième page de couverture, mais on n’y donnait aucun renseignement sur l’auteur, Beryl Evans.

Jake rouvrit le livre à sa première page, examina un dessin représentant un homme blond assis dans la cabine d’une locomotive à vapeur, s’attarda sur son sourire fier, puis se mit à lire.

Bob Brooks travaillait comme mécanicien pour la compagnie ferroviaire de l’Entre-Deux-Mondes et faisait régulièrement le trajet de Saint Louis à Topeka. Bob le Mécano était le meilleur conducteur de la compagnie ferroviaire de l’Entre-Deux-Mondes et Charlie était le meilleur train !

Charlie était une locomotive à vapeur 402 Big Boy et Bob le Mécano était le seul homme à avoir eu la permission de s’asseoir dans sa cabine et de tirer sur le cordon de son sifflet. Tout le monde connaissait le WHOOO-OOOO du sifflet de Charlie et chaque fois que les gens l’entendaient résonner dans les plaines du Kansas, ils disaient : « Voilà Charlie et Bob le Mécano, l’équipe la plus rapide de la ligne Saint Louis-Topeka ! »

Les petits garçons et les petites filles couraient dans leur jardin pour voir passer Charlie et Bob le Mécano. Bob le Mécano leur souriait et les saluait d’un grand geste de la main. Les enfants lui rendaient son sourire et son salut.

Bob le Mécano avait un grand secret. Il était le seul à savoir que Charlie le Tchou-tchou était bel et bien vivant. Un jour, alors qu’ils allaient de Topeka à Saint Louis, Bob le Mécano entendit quelqu’un chanter à voix basse.

— Qui est dans la cabine avec moi ? dit Bob le Mécano d’une voix sévère.

— T’as besoin d’aller voir un psy, Bob le Mécano, murmura Jake en tournant la page.

Il découvrit un dessin montrant Bob le Mécano penché sous le foyer automatique de Charlie le Tchou-tchou. Jake se demanda qui conduisait le train et guettait l’apparition sur la voie d’une vache égarée (ou d’un petit garçon ou d’une petite fille) pendant que Bob cherchait un passager clandestin dans sa cabine, et conclut que Béryl Evans ne devait pas connaître grand-chose aux trains.

— Ne t’inquiète pas, dit une petite voix bourrue. Ce n’est que moi.

— Qui ça, moi ? demanda Bob le Mécano.

Il prit sa voix la plus sévère car il pensait encore que quelqu’un lui faisait une farce.

— Charlie, dit la petite voix bourrue.

— Ha ha ha ! dit Bob le Mécano. Les trains ne savent pas parler ! Je ne sais pas grand-chose mais je sais au moins ça ! Si tu es vraiment Charlie, je suppose que tu es capable de faire marcher toi-même ton sifflet !

— Bien sûr, dit la petite voix bourrue, et le sifflet fit entendre son joyeux cri qui résonna dans les plaines du Missouri : WHOOO-OOOO !

— Bonté divine ! dit Bob le Mécano. C’est vraiment toi !

— Je te l’avais dit, dit Charlie le Tchou-tchou.

— Comment se fait-il que je n’aie jamais su que tu étais vivant ? demanda Bob le Mécano. Pourquoi ne m’as-tu jamais parlé avant aujourd’hui ?

Alors Charlie chanta sa chanson à Bob le Mécano de sa petite voix bourrue :

Ne me pose pas de questions bêtes, Je ne jouerai pas à tes jeux bêtes. Je ne suis qu’un brave train tchou-tchou Qui est toujours plein d’entrain !
Je veux courir le long des rails Sous le ciel d’un bleu d’azur, Et rester un brave train tchou-tchou Jusqu’à l’heure de ma mort.

— Est-ce que tu me parleras encore la prochaine fois qu’on fera le trajet ensemble ? demanda Bob le Mécano. Cela me ferait très plaisir.

— À moi aussi, dit Charlie. Je t’aime, Bob le Mécano.

— Moi aussi, je t’aime, Charlie, dit Bob le Mécano, et il tira sur le cordon du sifflet rien que pour montrer comme il était heureux.

WHOOO-OOOO ! C’était le coup de sifflet le plus beau et le plus fort que Charlie ait jamais poussé, et tous ceux qui l’entendirent sortirent de chez eux pour le voir passer.