Le dessin qui illustrait cette scène était identique à celui qui figurait en couverture du livre. Sur les illustrations précédentes (des esquisses à peine achevées qui rappelaient à Jake celles d’un livre qu’il avait dévoré à la maternelle, Mike Mulligan et sa pelleteuse à vapeur), la locomotive n’était qu’une machine des plus ordinaires — joviale, propre à déchaîner l’enthousiasme des enfants des années 1950 auxquels le livre était destiné, mais néanmoins une locomotive comme les autres. Mais sur cette dernière illustration, elle avait des traits de toute évidence humains, et Jake sentit un frisson lui parcourir l’échine en dépit du sourire de Charlie et de la gentillesse bêtifiante du récit.
Ce sourire ne lui inspirait aucune confiance.
Il attrapa sa composition et la parcourut du regard. Je suis pratiquement sûr que Blaine est dangereux, et c’est la vérité, lut-il.
Il referma la chemise, la tapota d’un air pensif pendant quelques secondes, puis revint à Charlie le Tchou-tchou.
Bob le Mécano et Charlie passèrent ensemble maintes journées de bonheur et parlèrent de maintes choses. Bob le Mécano vivait seul et Charlie était son premier véritable ami depuis que sa femme était morte à New York il y avait longtemps de cela.
Puis, un jour, alors que Charlie et Bob le Mécano revenaient à la rotonde de Saint Louis, ils trouvèrent une locomotive Diesel toute neuve sur la voie de garage réservée à Charlie. Quelle superbe locomotive Diesel c’était là ! Cinq mille chevaux-vapeur ! Un attelage en acier inoxydable ! Un moteur sorti des usines d’Utica, dans l’État de New York ! Et derrière le générateur, il y avait trois ventilateurs électriques jaune vif.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Bob le Mécano d’une voix inquiète, mais Charlie se contenta de chanter sa chanson de sa voix la plus nette et la plus bourrue :
M. Briggs, le directeur de la Rotonde, vint alors les voir.
— C’est une superbe locomotive Diesel, dit Bob le Mécano, mais il faut l’enlever de la voie de garage réservée à Charlie, monsieur Briggs. Charlie a besoin d’une vidange dès cet après-midi.
— Charlie n’aura plus jamais besoin de vidanges, Bob le Mécano, dit M. Briggs avec tristesse. Voici son remplaçant — une locomotive Diesel Burlington Zéphyr flambant neuve. Charlie était jadis la meilleure locomotive du monde, mais il se fait vieux et sa chaudière a des fuites. L’heure de la retraite a sonné pour Charlie, j’en ai peur.
— Ridicule ! (Bob le Mécano était en colère.) Charlie est encore plein d’entrain ! Je vais télégraphier à la direction de la compagnie ferroviaire de l’Entre-Deux-Mondes ! Je vais télégraphier au président, M. Raymond Martin ! Je le connais bien, car il m’a un jour remis une médaille pour services rendus à la compagnie et Charlie et moi avons emmené sa petite fille en promenade après la cérémonie. Je l’ai laissée tirer sur le cordon et Charlie lui a offert son plus beau coup de sifflet !
— Je suis navré, Bob, dit M. Briggs, mais c’est M. Martin lui-même qui a commandé la nouvelle locomotive Diesel.
C’était la vérité. Et c’est ainsi que Charlie le Tchou-tchou fut remisé sur un tronçon de voie dans le coin le plus reculé du dépôt de Saint Louis, où il rouilla doucement parmi les mauvaises herbes. On entendait désormais le HONNNK ! HONNNK ! du Burlington Zéphyr sur la ligne Saint Louis-Topeka et le sifflet de Charlie restait muet. Une famille de souris fit son nid dans le siège sur lequel Bob le Mécano s’était jadis assis avec fierté et depuis lequel il avait regardé défiler le paysage ; une famille d’hirondelles fit son nid dans la cheminée. Charlie se sentait seul et il était très triste. Comme il regrettait les rails d’acier, le ciel bleu azur et les grands espaces ! Parfois, la nuit, il y pensait et pleurait des larmes sombres et huileuses. Son beau phare Stratham s’en trouva tout rouillé, mais cela lui était égal car le phare Stratham était vieux et restait toujours éteint.
M. Martin, le président de la compagnie ferroviaire de l’Entre-Deux-Mondes, écrivit à Bob le Mécano pour lui proposer de conduire le Burlington Zéphyr flambant neuf. « C’est une superbe locomotive, Bob le Mécano, une locomotive pleine d’entrain, et c’est vous qui devriez la conduire ! Vous êtes le meilleur de tous les mécaniciens de la compagnie. Et ma fille Susannah n’a jamais oublié le jour où vous lui avez laissé tirer le cordon du sifflet de ce vieux Charlie ! »
Mais Bob le Mécano déclara que s’il ne pouvait plus conduire Charlie, il ne conduirait plus aucun train. « Je ne comprendrais jamais une superbe locomotive Diesel flambant neuve, et elle ne me comprendrait jamais. »
On lui confia le soin d’entretenir les moteurs au dépôt de Saint Louis, et c’est ainsi que Bob le Mécano devint Bob le Dépanneur. Parfois, les autres mécaniciens qui conduisaient les superbes locomotives Diesel flambant neuves se moquaient de lui :
— Regardez ce vieil imbécile ! disaient-ils. Il ne peut pas comprendre que le monde a changé !
Quelquefois, la nuit, Bob le Mécano allait dans le coin le plus reculé du dépôt, où Charlie reposait sur les rails rouillés du tronçon qui était devenu sa maison. Les herbes poussaient dans ses roues ; son phare était tout sombre et tout rouillé. Bob le Mécano parlait encore à Charlie, mais Charlie lui répondait de moins en moins souvent. Parfois, il ne lui répondait pas du tout.
Une nuit, une horrible idée vint à l’esprit de Bob le Mécano.
— Charlie, es-tu en train de mourir ? demanda-t-il, et Charlie lui répondit de sa voix la plus petite et la plus bourrue :
Jake passa un long moment à contempler le dessin illustrant cette révélation prévisible. Ce n’était peut-être qu’une esquisse grossière, mais elle incitait néanmoins le lecteur à sortir son mouchoir. Charlie paraissait vieilli, fatigué, oublié de tous. Bob le Mécano ressemblait à quelqu’un qui vient de perdre son meilleur ami… ce qui était le cas, à en croire le récit. Jake imaginait sans peine tous les enfants d’Amérique en train d’éclater en sanglots en découvrant cette scène, et il lui vint soudain à l’esprit qu’il existait plein d’histoires pour enfants contenant des scènes de ce type, des scènes destinées à plonger le lecteur dans le désarroi le plus total. Hansel et Gretel abandonnés en pleine forêt, la maman de Bambi descendue par un chasseur, la mort d’Old Yeller, le chien fidèle. C’était si facile de faire de la peine aux enfants, si facile de les faire pleurer, et cette idée semblait éveiller un sadisme latent chez la plupart des écrivains… y compris, semblait-il, chez Beryl Evans.