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Mais Jake, quant à lui, n’était pas attristé de voir que Charlie se retrouvait exilé dans les Terres Perdues situées à la lisière du dépôt de la compagnie ferroviaire de l’Entre-Deux-Mondes. Bien au contraire. C’est bien fait, pensa-t-il. C’est ici qu’il a sa place. Parce qu’il est dangereux. Qu’il rouille donc sur son tronçon, et ne vous fiez pas à ses larmes — ce sont des larmes de crocodile.

Il acheva rapidement l’histoire. Elle avait une fin heureuse, bien entendu, mais c’était sûrement cette scène de désespoir que se rappelaient les enfants longtemps après qu’ils avaient oublié le traditionnel happy end.

M. Martin, le président de la compagnie ferroviaire de l’Entre-Deux-Mondes, vint un beau jour à Saint Louis pour inspecter les lieux. Il avait l’intention de prendre le Burlington Zéphyr pour se rendre à Topeka, où sa fille donnait son premier récital de piano l’après-midi même. Mais le Zéphyr refusait de démarrer. Apparemment, il y avait de l’eau dans son gasoil.

Est-ce que c’est toi qui as mis de l’eau dans le gasoil, Bob le Mécano ? se demanda Jake. Je parie que c’est toi, espèce de sournois !

Tous les autres trains étaient partis en voyage ! Que faire ?

Quelqu’un tapa sur l’épaule de M. Martin. C’était Bob le Dépanneur, mais il ne ressemblait plus à un dépanneur. Il avait ôté son bleu de travail taché de cambouis et enfilé une combinaison toute propre. Sa vieille casquette de mécano était fichée sur son crâne.

— Charlie vous attend sur son tronçon, dit-il. Charlie va vous conduire à Topeka, monsieur Martin. Grâce à Charlie, vous arriverez à l’heure pour le récital de piano de votre fille.

— Cette vieille ruine ! s’exclama M. Martin. Jamais Charlie n’aura fait la moitié du chemin avant la nuit !

— Charlie peut y arriver, insista Bob le Mécano. Il peut y arriver s’il n’a pas de wagons pour le retarder ! J’ai nettoyé et entretenu son moteur et sa chaudière pendant mes heures de loisirs, voyez-vous.

— Eh bien, essayons, dit M. Martin. Pour rien au monde je ne voudrais rater le premier récital de Mlle Susannah !

Charlie était prêt à partir ; Bob le Mécano avait mis du charbon frais dans son tender et son foyer était si chaud qu’il était rouge sur les bords. Il aida M. Martin à monter dans la cabine et, pour la première fois depuis plusieurs années, Charlie quitta son tronçon pour regagner la voie ferrée principale. Puis, alors qu’il prenait de la vitesse, Bob le Mécano tira sur le cordon et Charlie poussa son courageux coup de sifflet : WHOOO-OOOOO !

Tous les enfants de Saint Louis l’entendirent et sortirent dans leurs jardins pour regarder passer la vieille locomotive toute rouillée.

— Regardez ! s’écrièrent-ils. C’est Charlie ! Charlie le Tchou-tchou est revenu ! Hourra !

Ils lui firent tous des signes, et lorsque Charlie sortit de la ville à toute vapeur, il donna lui-même un coup de sifflet, comme au bon vieux temps : WHOOOO-OOOOOOO !

Clic-clac, clic-clac, faisaient les roues de Charlie !

Chouf-chouf, chouf-chouf, faisait la fumée en sortant de la cheminée de Charlie !

Brump-brump, brump-brump, faisait la chaîne qui transportait le charbon dans le foyer !

Quel entrain ! Quel entrain ! Quel formidable entrain ! Charlie n’avait jamais été aussi rapide ! Le paysage défilait autour de lui comme dans un rêve ! Ils dépassèrent les voitures de la route 41 comme si elles avaient été à l’arrêt !

— Sabre de bois ! s’exclama M. Martin en agitant son chapeau. Quelle locomotive, Bob ! Nous n’aurions jamais dû la mettre à la retraite ! Comment faites-vous pour faire tourner la chaîne aussi vite ?

Bob le Mécano se contenta de sourire, car il savait que Charlie se nourrissait lui-même. Et, au milieu des clic-clac, des chouf-chouf et des brump-brump, il entendait Charlie chanter sa vieille chanson de sa petite voix bourrue :

Ne me pose pas de questions bêtes, Je ne jouerai pas à tes jeux bêtes. Je ne suis qu’un brave train tchou-tchou Qui est toujours plein d’entrain !
Je veux courir le long des rails Sous le ciel d’un bleu d’azur, Et rester un brave train tchou-tchou Jusqu’à l’heure de ma mort.

Grâce à Charlie, M. Martin arriva à temps pour assister au récital de piano de sa fille (évidemment), et Susannah se montra ravie de revoir son vieil ami Charlie (évidemment), et tout ce petit monde regagna Saint Louis dans la vieille locomotive, Susannah tirant sur le cordon comme une folle pendant tout le trajet. M. Martin trouva du travail en Californie pour Charlie et pour Bob le Mécano : ils embarquaient des gamins pour leur faire faire le tour du tout nouveau parc d’attractions de l’Entre-Deux-Mondes, et

vous pouvez les y voir encore aujourd’hui, transportant des enfants ravis dans ce monde de lumières, de musique et de sains amusements. Bob le Mécano a les cheveux tout blancs et Charlie parle moins souvent que par le passé, mais ils sont encore pleins d’entrain, tous les deux, et, de temps en temps, les enfants entendent Charlie chanter sa vieille chanson de sa petite voix bourrue.

FIN

— Ne me pose pas de questions bêtes. Je ne jouerai pas à tes jeux bêtes, murmura Jake en contemplant la dernière illustration.

Celle-ci montrait Charlie le Tchou-tchou tractant deux petits wagons emplis d’enfants ravis qu’il conduisait des montagnes russes à la grande roue. Bob le Mécano était assis dans la cabine et tirait sur le cordon du sifflet, heureux comme un goret prenant un bain de boue. Jake supposa que le sourire de Bob était censé exprimer le bonheur suprême, mais il lui trouvait plutôt des allures de rictus de dément. Charlie et Bob le Mécano ressemblaient tous les deux à des déments… et plus Jake examinait leurs passagers, plus leur expression lui rappelait une grimace de terreur. Laissez-nous descendre de ce train, semblaient-ils implorer. Par pitié, laissez-nous descendre vivants de ce train !