Выбрать главу

— Moins souvent que dans le temps, Roland. Grâce en soit rendue à Dieu.

— Oui, dit Roland. Les voix du passé sont un lourd fardeau pour le cœur… Qu’est-ce que c’est, Eddie ? Montre-le-moi, s’il te plaît.

Eddie tendit le bâton de frêne. La clé, presque achevée, en jaillissait comme la tête d’une figure de proue sur un voilier… ou comme le pommeau d’une épée dans le roc. Eddie ne savait pas dans quelle mesure il avait reproduit la forme qu’il avait entraperçue dans le feu (et il ne le saurait pas tant qu’il n’aurait pas trouvé la serrure où glisser cette clé, supposait-il), mais il croyait y être presque parvenu. Et il était sûr d’une chose : jamais il n’avait aussi bien taillé un bout de bois. Jamais.

— Par les dieux, Eddie, elle est superbe ! (Toute apathie avait disparu de la voix de Roland ; elle exprimait une révérence empreinte de surprise qui était toute neuve aux oreilles d’Eddie.) Est-ce qu’elle est finie ? Non, elle n’est pas finie, n’est-ce pas ?

— Non… pas tout à fait. (Eddie caressa du doigt la troisième encoche, puis le petit machin en forme de s au bout.) Je dois encore travailler cette encoche et la courbe de l’extrémité n’est pas encore parfaite. Je ne sais pas comment je le sais, mais je le sais.

— C’est ton secret.

Ce n’était pas une question.

— Oui. Si seulement je savais ce qu’il signifie.

Roland tourna la tête. Eddie suivit son regard et aperçut Susannah. Il se sentit soulagé de constater que Roland l’avait entendue avant lui.

— Qu’est-ce que vous faites debout si tard, les gars ? Vous taillez une bavette ? (Elle vit la clé qu’Eddie tenait dans sa main et hocha la tête.) Je me demandais quand tu te déciderais à nous montrer ce truc. C’est très beau, tu sais. Je ne sais pas à quoi ça sert, mais c’est très beau.

— Tu ignores quelle porte cette clé pourrait ouvrir ? demanda Roland. Cela ne faisait pas partie de ton khef ?

— Non… mais peut-être qu’elle va servir à quelque chose, même si elle n’est pas encore finie. (Il tendit la clé à Roland.) Je veux que ce soit toi qui la gardes.

Roland ne fit pas un geste pour la prendre. Il examina attentivement Eddie.

— Pourquoi ?

— Parce que… eh bien… parce que je crois que quelqu’un m’a dit que tu devais la garder.

— Qui donc ?

Ton gamin, pensa soudain Eddie, et il sut tout aussi soudainement que c’était la vérité. C’était ton foutu gamin.

Mais il ne voulait pas le lui dire. Il ne voulait pas prononcer le nom du gamin. Cela risquait de faire perdre la boule à Roland.

— Je ne sais pas. Mais je pense que tu devrais tenter le coup.

Roland tendit lentement la main. Lorsque ses doigts touchèrent la clé, Eddie crut la voir s’illuminer sur toute sa longueur, mais cela fut si rapide qu’il ne put se fier à ses yeux. Ce n’était peut-être que la lueur des étoiles.

La main de Roland se referma sur l’ébauche de clé. L’espace d’un instant, son visage demeura inexpressif. Puis son front se plissa et il inclina la tête, comme à l’écoute de quelque chose.

— Qu’y a-t-il ? demanda Susannah. Est-ce que tu entends…

— Chut !

Sur le visage de Roland, l’étonnement laissait lentement la place à l’émerveillement. Il regarda Eddie, puis Susannah, puis de nouveau Eddie. Ses yeux s’emplissaient d’une profonde émotion, telle une cruche plongée dans un frais ruisseau.

— Roland ? demanda Eddie, mal à l’aise. Est-ce que ça va ?

Roland murmura quelques mots qu’Eddie ne put distinguer.

Susannah paraissait terrifiée. Elle jeta à Eddie un regard frénétique, comme pour lui demander : Qu’est-ce que tu lui as fait ?

Eddie prit sa main dans les siennes.

— Tout va bien, dit-il.

La main de Roland serrait le bout de bois avec tant de force qu’Eddie crut qu’il allait le casser en deux, mais le bois était solide et il l’avait à peine entaillé. La gorge de Roland se convulsa ; sa pomme d’Adam monta et descendit, traduisant les efforts qu’il faisait pour parler. Et soudain, il se dressa face au ciel et s’exclama d’une voix claironnante :

— DISPARU ! LES VOIX ONT DISPARU !

Il se retourna vers ses deux compagnons et Eddie vit une chose qu’il n’aurait jamais cru voir de son vivant — même s’il avait dû vivre un millier d’années.

Roland de Gilead pleurait.

2

Cette nuit-là, le Pistolero dormit d’un sommeil sans rêves pour la première fois depuis des mois, et il dormit en serrant dans sa main la clé inachevée.

3

Dans un autre monde, mais sous l’ombre du même ka-tet, Jake Chambers faisait le rêve le plus réaliste de sa vie.

Il marchait à travers les ruines enchevêtrées d’une antique forêt — une zone morte faite d’arbres abattus et de buissons épineux qui lui griffaient les chevilles et tentaient de lui arracher ses tennis. Il arriva devant une petite haie de jeunes arbres (des aulnes, pensa-t-il, ou peut-être des hêtres — c’était un citadin et il n’y connaissait pas grand-chose aux arbres, il savait seulement que certains avaient des feuilles et d’autres des aiguilles) et découvrit un sentier. Il s’y avança en pressant le pas. Un peu plus loin se trouvait une sorte de clairière.

Il fit halte avant d’y arriver lorsqu’il aperçut sur sa droite une sorte de borne. Il sortit du sentier pour l’examiner. Il y avait des lettres gravées dans la pierre, mais elles étaient si érodées qu’il ne put les déchiffrer. Finalement, il ferma les yeux (jamais il n’avait agi de la sorte dans un rêve) et les caressa du bout des doigts, comme un aveugle déchiffrant un message en braille. Les lettres se dessinèrent sur l’écran noir de ses paupières, composant une phrase qui lui apparut auréolée d’une lueur bleue.

VOYAGEUR, ICI COMMENCE L’ENTRE-DEUX-MONDES.

Endormi dans son lit, Jake ramena ses genoux contre sa poitrine. La main qui tenait la clé était glissée sous l’oreiller et ses doigts raffermirent leur étreinte sur le métal.

L’Entre-Deux-Mondes, pensa-t-il. Évidemment. Saint Louis, Topeka, le pays d’Oz, le parc d’attractions et Charlie le Tchou-tchou.

Il ouvrit les yeux dans son rêve et continua sa route. Le sol de la clairière était de vieil asphalte craquelé. Un cercle jaune pâle était peint en son milieu. Jake se rendit compte que c’était un terrain de basket-ball avant même d’avoir aperçu le jeune garçon qui se tenait à l’autre bout, sur la ligne des coups francs, et lançait dans le panier un vieux ballon Wilson. Le ballon entrait dans le panier sans coup férir à chaque lancer. Le panier sans filet était suspendu à un édifice qui ressemblait à une bouche de métro fermée pour la nuit. Sa porte close était zébrée de rayures jaunes et noires. De derrière elle — ou d’en dessous — émanait la vibration régulière d’une puissante machine. Pour une raison indéterminée, ce bruit semblait troublant. Terrifiant.

Ne marche pas sur les robots, dit le jeune basketteur sans se retourner. Je crois qu’ils sont tous morts, mais à ta place, je ne prendrais pas de risques.

Jake regarda autour de lui et vit plusieurs bestioles mécaniques gisant sur le sol. L’une d’elles ressemblait à un rat, une autre à une chauve-souris. Tout près de ses pieds se trouvait un serpent mécanique coupé en deux.