Est-ce que tu es MOI ? demanda Jake en faisant un pas vers le joueur de basket, mais il sut tout de suite qu’il se trompait. L’autre était plus grand que lui et devait avoir au moins treize ans. Ses cheveux étaient plus sombres et, lorsqu’il se retourna, Jake vit qu’il avait les yeux noisette. Les siens étaient bleus.
À ton avis ? demanda l’inconnu en lui lançant le ballon.
Non, bien sûr que non, dit Jake. Il semblait quémander une excuse. Mais ça fait environ trois semaines que je suis coupé en deux. Il fit rebondir la balle et la lança. Elle décrivit une superbe parabole et retomba en silence dans le panier. Il était ravi… mais il avait également un peu peur de ce que le jeune inconnu allait lui dire.
Je sais, dit le garçon. Ça n’a pas été rose pour toi, pas vrai ? Il portait un short aux couleurs passées et un T-shirt jaune proclamant : IL SE PASSE TOUJOURS QUELQUE CHOSE DANS L’ENTRE-DEUX-MONDES. Il avait noué un bandana vert autour de son crâne pour empêcher ses cheveux de retomber sur ses yeux. Et ça ne va pas s’arranger de sitôt, crois-moi.
Quel est cet endroit ? demanda Jake. Et qui es-tu ?
C’est le Portail de l’Ours… mais c’est aussi Brooklyn.
Cela semblait absurde, et pourtant c’était sensé. C’est toujours comme ça que ça se passe dans les rêves, se dit Jake, mais cela ne ressemblait pas vraiment à un rêve.
Quant à moi, je n’ai pas un rôle important dans cette histoire, reprit le jeune garçon. Le ballon passa par-dessus son épaule, s’éleva dans les airs et retomba en plein dans le panier. Je dois te guider, c’est tout. Je dois te conduire là où tu dois aller et te montrer ce que tu dois voir, mais tu devras être prudent parce que je ne te reconnaîtrai pas. Et Henry n’aime pas les inconnus, ils le rendent nerveux. Quand il est nerveux, il devient parfois méchant, et il est plus grand que toi.
Qui est Henry ? demanda Jake.
Aucune importance. Ne te fais pas remarquer, c’est tout. Tu n’auras qu’à glander dans le coin… puis nous suivre. Et quand on sera partis…
L’adolescent se tourna vers Jake. La pitié et la peur se lisaient dans ses yeux. Jake s’aperçut soudain que son interlocuteur commençait à disparaître — il apercevait les zébrures jaunes et noires de la boîte à travers son T-shirt jaune.
Comment te retrouverai-je ? Jake était terrifié à l’idée que le jeune garçon puisse s’évanouir avant de lui avoir dit tout ce qu’il avait besoin d’entendre.
Pas de problème. La voix de l’adolescent avait pris une résonance bizarre. Prends le métro jusqu’à Co-op City. Tu me retrouveras.
Je n’y arriverai jamais ! s’exclama Jake. Co-op City est gigantesque ! Il y a bien cent mille personnes dans ce quartier !
L’adolescent n’était plus qu’une silhouette aux teintes laiteuses. Seuls ses yeux noisette étaient encore là, ainsi que le sourire du chat de Chester dans Alice. Ils regardaient Jake avec anxiété et compassion. Pas de problème, j’te dis. Tu as trouvé la clé et la rose, pas vrai ? Tu me trouveras de la même façon. Cet après-midi, Jake. Vers 3 heures, ça devrait aller. Tu devras être prudent, et tu devras être rapide. Il marqua une pause, spectre aux pieds transparents près desquels était posé un vieux ballon de basket. Il faut que j’y aille maintenant… mais ça m’a fait plaisir de te voir. T’as l’air d’un gamin sympa et ça ne m’étonne pas qu’il t’aime tant. Mais il y a du danger. Sois prudent… et sois rapide.
Attends ! hurla Jake, et il se mit à courir vers le garçon qui disparaissait. Son pied buta sur un robot fracassé qui ressemblait à un tracteur jouet. Il trébucha et tomba sur les genoux, déchirant son pantalon. Il ignora la morsure de la douleur. Attends ! Tu dois me dire ce que tout ça signifie ! Tu dois me dire pourquoi c’est à moi que ça arrive !
C’est à cause du Rayon, dit le garçon, qui était réduit à une paire d’yeux flottant dans l’air, et à cause de la Tour. En fin de compte, toutes choses servent la Tour, même le Rayon. Tu croyais que ce n’était pas ton cas ?
Jake agita les bras et se releva avec maladresse. Est-ce que je vais le retrouver ? Est-ce que je vais retrouver le Pistolero ?
Je ne sais pas, répondit le garçon. Sa voix semblait venir d’un point situé à un million de kilomètres de là. Je sais seulement que tu dois essayer. Et que tu n’as pas le choix.
L’adolescent avait disparu. Le terrain de basket était vide. On n’entendait que le léger bourdonnement des machines, un bruit que Jake n’aimait guère. Il y avait quelque chose qui clochait dans ce bruit, et il se dit que ce qui affectait les machines devait affecter la rose, ou vice versa. Tout était lié.
Il ramassa le vieux ballon et le lança. Il retomba en plein dans le panier… et disparut.
Un fleuve, soupira la voix de l’adolescent. On aurait dit une légère brise. Elle venait de partout et de nulle part. La réponse est un fleuve.
Jake se réveilla aux premières lueurs d’une aube laiteuse, les yeux fixés sur le plafond de sa chambre. Il pensait au type qu’il avait rencontré au Restaurant Spirituel de Manhattan — Aaron Deepneau, qui glandait autour de Bleecker Street avant que Bob Dylan ait appris à accorder sa guitare. Aaron Deepneau lui avait posé une devinette.
Il connaissait la solution à présent. Un fleuve suit son cours ; un fleuve a une bouche ; un fleuve a un lit ; un fleuve a des bras. C’était le garçon qui lui avait donné la réponse. Le garçon de son rêve.
Soudain, il pensa à ce que Deepneau lui avait dit : Ce n’est que la moitié de la réponse. L’énigme de Samson est à double détente, mon ami.
Jake jeta un coup d’œil à son réveil et vit qu’il était six heures vingt. Il avait intérêt à s’activer s’il voulait être parti avant le réveil de ses parents. Pas d’école pour lui aujourd’hui ; en ce qui le concernait, l’école était finie pour toujours.
Il rejeta drap et couvertures, se leva d’un bond et vit que ses deux genoux portaient des éraflures. Des éraflures toutes fraîches. La veille, il s’était égratigné le flanc en tombant sur les briques et il s’était cogné la tête quand il s’était évanoui près de la rose, mais il ne s’était pas fait mal aux genoux.
— C’est arrivé dans le rêve, murmura Jake, constatant qu’il n’était nullement surpris.
Il se hâta de s’habiller.
Au fond de son placard, derrière une pile de baskets sans lacets et un tas de numéros de Spiderman, il trouva le petit sac à dos qu’il portait du temps de l’école primaire. Aucun des élèves de Piper n’aurait accepté de porter un tel accessoire — comme c’est vulgaire, mon cher —, et lorsque Jake s’en empara, il ressentit une violente bouffée de nostalgie pour ce bon vieux temps où la vie semblait si simple.