Il y fourra une chemise propre, un jean propre, quelques chaussettes et sous-vêtements, Charlie le Tchou-tchou et Tradéri-déra, Devine-moi ! Avant de fouiller dans le placard, il avait posé la clé sur son bureau et les voix étaient aussitôt revenues, mais elles étaient lointaines et presque inaudibles. En outre, il était sûr de les faire disparaître en touchant la clé et cela le rassurait.
Bien, pensa-t-il en considérant le sac à dos. Même compte tenu des deux bouquins, il y avait encore plein de place. Quoi d’autre ?
L’espace de quelques instants, il pensa qu’il avait tout ce qu’il lui fallait… puis il sut qu’il lui manquait quelque chose.
Le bureau de son père sentait la cigarette et l’ambition.
La pièce était dominée par un immense secrétaire en teck. Au fond, encastrés dans un mur couvert de livres, se trouvaient trois téléviseurs Mitsubishi. Chacun d’eux était branché sur une chaîne rivale, et le soir, dès que son père arrivait à la maison, chacun d’eux diffusait un flot d’images muettes à l’heure du prime time.
Les rideaux étaient tirés et Jake dut allumer la lampe de bureau pour y voir quelque chose. La seule idée de se trouver dans cette pièce le rendait nerveux. Si son père se réveillait et se pointait ici (et c’était du domaine du possible ; quelle que soit l’heure où il se couchait, quel que soit son degré d’ébriété, Elmer Chambers avait le sommeil léger et se levait avec les poules), il piquerait une crise. Dans le meilleur des cas, cela risquait de retarder le départ de Jake. Plus tôt il serait parti, mieux il se sentirait.
Le secrétaire était fermé à clé mais son père n’avait jamais fait mystère de l’endroit où il cachait ladite clé. Jake glissa les doigts sous le buvard et l’attrapa. Il ouvrit le troisième tiroir, écarta les classeurs verticaux et toucha une surface de métal froid.
Une planche grinça dans le couloir et Jake se figea. Plusieurs secondes s’écoulèrent. N’entendant aucun nouveau bruit, Jake s’empara de l’arme que son père conservait dans des buts de « défense domestique » — un pistolet automatique Ruger calibre 44. Il l’avait fièrement montré à son fils le jour de son achat, deux ans auparavant, sourd aux protestations de sa femme qui l’implorait de le ranger avant de blesser quelqu’un.
Jake trouva le bouton qui éjectait le magasin. Celui-ci tomba au creux de sa main avec un bruit métallique — snak ! — qui lui sembla résonner dans tout l’appartement. Il jeta un regard inquiet vers la porte, puis se tourna vers le magasin pour l’examiner. Il était chargé. Jake fit mine de le remettre en place, puis se ravisa. Garder un pistolet chargé dans un tiroir était une chose ; se balader dans New York avec un pistolet chargé en était une autre.
Il rangea l’automatique au fond de son sac, puis plongea de nouveau la main derrière les classeurs. Cette fois-ci, il sortit du tiroir une boîte de cartouches à moitié pleine. Il se rappela que son père était allé s’entraîner au tir à la cible dans un stand de la Ire Avenue avant de perdre tout intérêt pour cette activité.
La planche grinça une nouvelle fois. Jake avait hâte de partir.
Il prit la chemise dans son sac à dos, l’étala sur le secrétaire et l’enroula autour du magasin et de la boîte de cartouches. Puis il la remit dans le sac, dont il boucla soigneusement les sangles. Il allait quitter la pièce lorsque son regard se posa sur le bloc de papier à lettres placé près des casiers à courrier de son père. Les lunettes Ray Ban que ce dernier aimait à porter étaient posées dessus. Il prit une feuille, réfléchit quelques instants, s’empara des lunettes et les glissa dans sa poche de poitrine. Puis il attrapa le stylo en or de son père et écrivit : Cher papa, chère maman.
Il s’interrompit et fronça les sourcils. Que rajouter ? Qu’avait-il exactement à leur dire ? Qu’il les aimait ? C’était exact, mais ce n’était pas suffisant — il existait quantité de vérités déplaisantes plantées dans celle-ci, comme des aiguilles d’acier fichées dans une pelote de laine. Qu’ils lui manqueraient ? Il ne savait pas si c’était vrai ou non, ce qui était plutôt horrible. Qu’il espérait que lui leur manquerait ?
Il prit soudain conscience du problème. S’il avait eu seulement l’intention de partir pour la journée, il aurait été capable de leur laisser un message quelconque. Mais il était presque certain que son absence ne durerait pas seulement une journée, ni une semaine, ni un mois, ni une saison. Il était certain que lorsqu’il quitterait cet appartement, ce serait pour de bon.
Il faillit déchirer la feuille de papier, puis changea d’avis. Prenez soin de vous. Je vous aime, Jake, écrivit-il. C’était plutôt maigre, mais c’était au moins quelque chose.
Bien, se dit-il. Maintenant, vas-tu te décider à ficher le camp avant qu’il ne soit trop tard ?
Il sortit.
Il régnait dans l’appartement un calme presque mortel. Jake traversa la salle de séjour sur la pointe des pieds, n’entendant aucun bruit excepté le souffle de ses parents : les petits ronflements étouffés de sa mère, la respiration de son père, plus nasale et ponctuée de légers sifflements. Le réfrigérateur se mit à bourdonner lorsqu’il arriva dans l’entrée et il se figea quelques instants, le cœur battant la chamade. Puis il se retrouva devant la porte. Il l’ouvrit en faisant le moins de bruit possible, sortit et la referma doucement derrière lui.
Il se sentit le cœur plus léger lorsqu’il entendit le cliquetis de la serrure et une profonde sensation d’expectative s’empara de lui. Il ne savait pas ce qui l’attendait et il avait des raisons de croire que le danger croiserait sa route, mais il avait onze ans — il était trop jeune pour refouler le plaisir qui l’emplissait. Il allait fouler une autoroute fabuleuse, une autoroute occulte qui le conduirait dans une terre inconnue. Des secrets allaient lui être révélés s’il se montrait malin… et s’il avait de la chance. Il quitta sa maison à l’aube pour s’engager dans une grande aventure.
Si je suis courageux, si je suis sincère, je verrai la rose, pensa-t-il en appuyant sur le bouton d’appel de l’ascenseur. Je le sais… et je sais aussi que je le verrai.
Cette idée l’emplit d’une impatience si bouleversante qu’elle tenait presque de l’extase.
Trois minutes plus tard, il émergeait de l’ombre de la marquise qui ornait l’entrée de l’immeuble où il avait passé toute sa vie. Il s’accorda une pause, puis tourna à gauche. Cette décision ne devait rien au hasard, et il le savait. Il se dirigeait vers le sud-est, suivant le Sentier du Rayon, reprenant sa quête de la Tour Sombre après l’avoir interrompue.
Deux jours après qu’Eddie eut donné à Roland sa clé inachevée, les trois voyageurs — épuisés, en sueur et un peu déboussolés — émergèrent d’un fouillis de broussailles et d’arbustes particulièrement inextricable pour découvrir deux étroits sentiers parallèles courant sous les branches de deux rangées d’arbres antiques. Au bout de quelques secondes d’examen, Eddie conclut qu’il ne s’agissait pas de sentiers mais des vestiges d’une route depuis longtemps inutilisée. Buissons et arbustes poussaient en son milieu comme des bouquets en désordre. Les dépressions creusées de part et d’autre étaient tout simplement des ornières, et elles étaient assez larges pour laisser passer sans encombre le fauteuil roulant de Susannah.