— Alléluia ! s’exclama-t-il. Ça s’arrose !
Roland hocha la tête et dégagea l’outre gonflée d’eau qui lui ceignait la taille. Il la passa d’abord à Susannah, qui était perchée sur son harnais dorsal. La clé d’Eddie, attachée à une lanière de cuir pendue au cou de Roland, bougeait à chacun de ses mouvements. Susannah but une longue gorgée d’eau et tendit l’outre à Eddie. Il but à son tour puis entreprit de déplier le fauteuil. Il en était venu à détester cet accessoire lourd et encombrant ; on aurait dit une ancre de fer qui les retardait en permanence. Il était toujours en bon état, ne souffrant que de quelques rayons cassés. Eddie pensait certains jours que cette saleté les enterrerait tous. Et voilà qu’elle allait de nouveau se rendre utile… du moins pour un temps.
Eddie aida Susannah à descendre de son perchoir et l’installa sur le fauteuil. Elle plaqua ses mains sur ses reins, s’étira et grimaça de plaisir. Eddie et Roland entendirent craquer sa colonne vertébrale.
Un peu plus loin, un animal assez gros qui ressemblait au croisement d’une marmotte et d’un raton laveur émergea des broussailles. Il les regarda de ses grands yeux aux iris dorés, plissa son long museau moustachu comme pour dire : Peuh ! Aucun intérêt ! puis traversa la route d’un pas nonchalant et disparut. Eddie eut le temps de remarquer sa queue — longue et souple, elle ressemblait à un tire-bouchon velu.
— Qu’est-ce que c’était, Roland ?
— Un bafou-bafouilleux.
— Ça se mange ?
Roland secoua la tête.
— Trop coriace. Trop amer. Je préférerais manger du chien.
— Tu as déjà fait ça ? demanda Susannah. Manger du chien, je veux dire.
Roland hocha la tête sans donner d’autre précision. Eddie repensa au dialogue d’un vieux film de Paul Newman : Eh oui, madame — j’ai mangé du chien et j’ai eu une vie de chien.
Les oiseaux gazouillaient dans les arbres. Une douce brise soufflait sur la route. Eddie et Susannah la laissèrent caresser leur visage, puis se regardèrent et échangèrent un sourire. Eddie fut de nouveau frappé de gratitude à son égard — c’était terrifiant d’aimer quelqu’un, mais c’était aussi fort agréable.
— Qui a tracé cette route ? demanda-t-il.
— Des gens qui ont disparu depuis longtemps, répondit Roland.
— Les mêmes qui avaient fabriqué les poteries qu’on a trouvées ? demanda Susannah.
— Non. Cette route était fréquentée par les diligences, j’imagine, et si elle est encore là après tant d’années de négligence, ce devait être une grande route… peut-être même la Grand-Route. Si nous creusions un peu, nous trouverions sans doute du gravier et peut-être même des canalisations. Tant qu’on s’est arrêtés, mangeons donc un morceau.
— Manger ! s’exclama Eddie. Garçon ! Un poulet à la florentine ! Des crevettes à la polynésienne ! Un sauté de veau aux champignons et un…
Susannah lui donna un coup de coude.
— Laisse tomber, fromage blanc.
— Ce n’est pas ma faute si j’ai une imagination fertile, dit Eddie sans se démonter.
Roland laissa tomber sa bourse de ses épaules, s’accroupit et commença à préparer un déjeuner composé de tranches de viande séchée enveloppées de feuilles couleur olive. Eddie et Susannah avaient découvert que ces feuilles avaient un goût rappelant celui des épinards, en plus fort.
Eddie poussa Susannah vers Roland, qui tendit à la jeune femme ce qu’Eddie avait baptisé des « burritos à la pistolero ». Elle commença à manger.
Lorsque Eddie se retourna, Roland lui tendait trois tranches de viande… et autre chose. C’était le bâton de frêne où poussait la clé. Roland avait dénoué sa lanière, dont les deux bouts pendaient sur son torse.
— Hé, tu en as encore besoin, pas vrai ? demanda Eddie.
— Les voix reviennent quand je l’enlève, mais elles sont très lointaines, dit Roland. J’arrive à les supporter. En fait, je les entends même quand je porte la clé — comme si j’entendais deux hommes parlant à voix basse de l’autre côté d’une colline. Je pense que c’est parce que la clé est inachevée. Tu as cessé de travailler dessus depuis que tu me l’as confiée.
— Eh bien… tu la portais et je ne voulais pas…
Roland resta muet, mais ses yeux d’un bleu délavé contemplaient Eddie de leur air le plus professoral.
— D’accord, dit Eddie. J’ai peur de me planter. Tu es content ?
— Ton frère devait penser que tu te plantais tout le temps… pas vrai ? demanda Susannah.
— Susannah Dean, psychologue diplômée. Tu as raté ta vocation, ma chérie.
Susannah ne s’offusqua pas de cette saillie. Elle cala l’outre sur son coude, la souleva et but à la régalade comme une paysanne du Sud.
— Mais c’est vrai, n’est-ce pas ?
Eddie, qui venait de se rappeler qu’il n’avait pas non plus fini la fronde — du moins pas encore —, se contenta de hausser les épaules.
— Tu dois la finir, dit posément Roland. Je pense que l’heure approche où tu devras t’en servir.
Eddie fit mine de parler, puis ferma la bouche. C’était facile à dire, tout ça, mais aucun d’eux ne comprenait vraiment son problème. Son problème était le suivant : il ne pourrait pas s’estimer satisfait d’un taux de réussite de 70 %, de 80 %, ou de 98,5 %. Pas cette fois-ci. Et s’il se plantait, il ne pourrait pas se contenter de jeter le bout de bois et d’en chercher un autre. D’ailleurs, il n’avait pas vu un seul frêne depuis qu’il avait trouvé cette branche aux formes séduisantes. Mais ce qui le perturbait pouvait se résumer en termes très simples : c’était tout ou rien. S’il se plantait ne fût-ce que d’un iota, la clé ne tournerait pas quand ils auraient besoin qu’elle tourne. Et ce petit machin en forme de 5 le rendait de plus en plus nerveux. Ça avait l’air tout simple, mais impossible de le tailler à la perfection…
La clé ne fonctionnera pas dans son état présent ; tu sais au moins cela, se dit-il.
Il soupira en l’examinant. Oui, il savait au moins cela. Il fallait bien qu’il tente de la finir. Sa peur de l’échec lui rendrait la tâche plus difficile, mais il devait quand même essayer. Peut-être même qu’il pouvait réussir. Il avait réussi pas mal de choses depuis que Roland était entré dans son esprit à bord d’un avion de la Delta à destination de l’aéroport Kennedy. Le fait qu’il fût vivant et sain d’esprit était déjà une réussite.
Eddie rendit la clé à Roland.
— Garde-la pour l’instant, dit-il. Je me remettrai au travail quand on fera halte ce soir.
— Promis ?
— Ouais.
Roland hocha la tête, prit la clé et l’attacha de nouveau à la lanière qu’il portait autour du cou. Il avait des gestes lents, mais Eddie remarqua quand même avec quelle dextérité il utilisait les doigts de sa main mutilée. Décidément, cet homme s’adaptait à tout.
— Il va se passer quelque chose, n’est-ce pas ? demanda soudain Susannah.
Eddie leva les yeux vers elle.
— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
— Je dors auprès de toi. Eddie, et je sais que tu rêves désormais chaque nuit. Et il t’arrive parfois de parler. Tes rêves ne ressemblent pas exactement à des cauchemars, mais il est clair qu’il se passe quelque chose dans ta tête.