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— Oui. Il se passe quelque chose. Mais je ne sais pas quoi.

— Les rêves sont choses puissantes, remarqua Roland. Tu n’as aucun souvenir de ceux que tu fais ?

Eddie hésita.

— Quelques-uns, mais ils sont très confus. Je suis de nouveau un gamin, ça c’est sûr. Ça se passe après l’école. Henry et moi, on joue au basket dans le vieux terrain de Markey Avenue, là où se trouve maintenant le tribunal pour mineurs. Je veux qu’Henry m’emmène voir un endroit situé dans Dutch Hill. Une vieille maison. Les gosses du coin l’appelaient le Manoir et prétendaient qu’elle était hantée. Peut-être bien que c’était vrai. Je me souviens qu’elle était plutôt du genre sinistre. Très sinistre.

Eddie secoua la tête, captivé par ses souvenirs.

— Ça faisait des années que j’avais oublié cette vieille baraque, et j’y ai repensé quand on était dans la clairière de l’ours, quand j’ai posé la tête contre cette boîte bizarre. Je ne sais pas… c’est peut-être à cause de ça que je fais ces rêves.

— Mais tu ne le crois pas, dit Susannah.

— Non. Je crois que ce qui est en train de m’arriver est beaucoup plus compliqué qu’une simple histoire de souvenirs d’enfance.

— Est-ce que vous êtes allés voir cette maison, ton frère et toi ? demanda Roland.

— Ouais… j’ai réussi à le convaincre.

— Et il vous est arrivé quelque chose ?

— Non. Mais c’était terrifiant. On est restés sur le trottoir et on a regardé la maison pendant un certain temps, puis Henry s’est mis à me taquiner — il m’a dit qu’il allait m’obliger à entrer là-dedans pour que je lui rapporte un souvenir —, mais je savais qu’il ne parlait pas sérieusement. Il était aussi terrifié que moi.

— Et c’est tout ? demanda Susannah. Tu rêves seulement que tu retournes là-bas ? Devant le Manoir ?

— Il y a autre chose. Quelqu’un arrive… et reste dans les parages. Je le remarque dans mon rêve, mais à peine… comme du coin de l’œil, tu vois ? Mais je sais aussi qu’on est censés faire semblant de ne pas se connaître.

— Y avait-il vraiment quelqu’un ce jour-là ? demanda Roland. (Il regardait Eddie avec une attention extrême.) Ou est-ce seulement un personnage du rêve ?

— C’était il y a longtemps. Je devais avoir treize ans à peine. Comment pourrais-je me souvenir avec certitude d’un détail de ce genre ?

Roland le regarda sans rien dire.

— D’accord, dit finalement Eddie. Ouais. Je crois qu’il était là ce jour-là. Un gamin qui portait un sac de sport ou un sac à dos, je ne me rappelle plus exactement. Et des lunettes de soleil trop grandes pour lui. Des lunettes à verres réfléchissants.

— Qui était-ce ? demanda Roland.

Eddie resta silencieux un long moment. Il tenait dans la main le dernier de ses burritos à la pistolero, mais il avait perdu l’appétit.

— Je pense que c’est le gamin que tu as rencontré au relais, dit-il finalement. Je pense que ton vieil ami Jake était dans les parages, qu’il nous surveillait, Henry et moi, le jour où on est allés à Dutch Hill. Je pense qu’il nous a suivis. Parce qu’il entend les voix tout comme toi, Roland. Et parce qu’il partage mes rêves comme je partage les siens. Je pense que mes souvenirs correspondent à ce qui est en train de se passer pour Jake dans son quand. Le gamin essaie de revenir ici. Et si la clé n’est pas terminée lorsqu’il tentera de passer de l’autre côté — ou si elle est mal faite —, il va probablement mourir.

— Peut-être qu’il a sa propre clé, dit Roland. Est-ce possible ?

— Ouais, je le crois, dit Eddie, mais ça ne suffira pas. (Il soupira et enfouit le dernier burrito dans sa poche, le gardant pour plus tard.) Et je ne pense pas qu’il le sache.

8

Ils reprirent leur route, Roland et Eddie se relayant pour pousser le fauteuil roulant. Ils choisirent l’ornière de gauche. Le terrain était relativement accidenté et les deux hommes étaient parfois obligés de porter le fauteuil lorsque jaillissaient du sol des cailloux blancs pareils à des dents émoussées. Ils avançaient cependant plus vite que durant la semaine précédente. Ils gagnaient régulièrement de l’altitude et, quand il regardait par-dessus son épaule, Eddie voyait la forêt se déployer en paliers successifs. Il aperçut une cascade se déversant sur une falaise au nord-ouest. C’était le lieu qu’ils avaient baptisé « le stand de tir », constata-t-il avec étonnement. La clairière était désormais presque invisible, perdue dans la brume de cet après-midi de rêve.

— Halte-là, mon gars ! s’exclama Susannah.

Eddie se retourna juste à temps pour éviter la collision avec Roland. Le Pistolero s’était arrêté pour examiner les fourrés sur le bas-côté.

— Si tu continues comme ça, je vais te retirer ton permis, taquina Susannah.

Eddie l’ignora. Il suivit le regard de Roland.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Il n’y a qu’une façon de le savoir. (Roland se retourna, souleva Susannah et la cala sur sa hanche.) Allons jeter un coup d’œil.

— Pose-moi par terre, mon grand — je peux me débrouiller toute seule. Et mieux que vous deux, d’ailleurs.

Pendant que Roland la déposait doucement sur l’ornière herbue, Eddie scruta les broussailles. La lumière du crépuscule projetait sur le sol des ombres entrecroisées, mais il crut distinguer ce qui avait attiré l’attention de Roland. Une haute pierre grise presque entièrement dissimulée par le lierre.

Susannah rampa vers le bas-côté, aussi vive qu’un serpent. Roland et Eddie la suivirent.

— C’est une borne, n’est-ce pas ?

Susannah, dressée sur ses bras, examinait le rocher rectangulaire. Jadis érigé à la verticale, il penchait nettement sur la droite, comme une pierre tombale dans un vieux cimetière.

— Oui. Passe-moi mon couteau, Eddie.

Eddie s’exécuta, puis s’accroupit près de Susannah pendant que le Pistolero taillait dans le lierre. Petit à petit, il distingua des lettres gravées dans la pierre, et il déchiffra leur message avant même que Roland eût achevé de dégager l’inscription :

VOYAGEUR, ICI COMMENCE L’ENTRE-DEUX-MONDES.
9

— Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda finalement Susannah.

Sa voix exprimait l’émerveillement ; elle ne cessait d’examiner la borne de pierre grise.

— Cela veut dire que nous arrivons à la fin de la première étape. (Le visage de Roland était pensif et solennel lorsqu’il rendit son couteau à Eddie.) Je pense que nous ne quitterons plus cette vieille route, désormais — ou plutôt, c’est elle qui ne nous quittera plus. Elle suit le Sentier du Rayon. La forêt va bientôt s’achever. Je m’attends à un grand changement.

— Qu’est-ce que l’Entre-Deux-Mondes ? demanda Eddie.

— Un des grands royaumes qui dominaient la terre durant l’époque qui a précédé celle-ci. Un royaume d’espoir, de savoir et de lumière — le genre de choses que nous avons essayé de préserver dans mon pays avant que les ténèbres n’aient triomphé de nous. Un jour, si nous en avons le temps, je vous raconterai toutes les vieilles histoires… du moins celles que je connais. Elles forment une grande tapisserie, très belle mais très triste.

« Selon les vieux contes, il y avait jadis une grande ville à la lisière de l’Entre-Deux-Mondes — peut-être était-elle aussi grande que votre New York. Elle est sûrement en ruine aujourd’hui, si elle existe encore. Mais nous risquons d’y trouver des gens… ou des monstres… ou les deux. Il faudra être sur nos gardes.