Il tendit sa main mutilée et caressa l’inscription du bout des doigts.
— L’Entre-Deux-Mondes, dit-il à voix basse. Qui aurait cru que…
Il laissa sa phrase inachevée.
— Enfin, on ne peut rien y faire, n’est-ce pas ? demanda Eddie.
Le Pistolero secoua la tête.
— Non, rien.
— Le ka, dit soudain Susannah, et les deux autres la regardèrent sans rien dire.
La nuit ne tomberait que dans deux heures, aussi se remirent-ils en marche. La route se dirigeait toujours vers le sud-est, suivant le Sentier du Rayon, et elle fut bientôt rejointe par deux autres routes plus petites mais également mal entretenues. Au second croisement se trouvaient les ruines envahies par la végétation d’un bâtiment qui avait dû être un immense mur rocheux. Une douzaine de bafou-bafouilleux prenaient le soleil parmi les gravats, et ils suivirent les pèlerins de leurs yeux aux iris dorés. Eddie les compara mentalement à un jury prêt à voter la mort par pendaison.
La route était de plus en plus large et de mieux en mieux définie. Ils aperçurent à deux reprises des bâtiments depuis longtemps désaffectés. Le second, se dit Roland, était sans doute un moulin à vent. Susannah lui trouva des airs de maison hantée.
— Cela ne me surprendrait guère, répliqua le Pistolero.
Ce commentaire émis d’un ton posé donna des frissons à ses compagnons.
Lorsque le crépuscule les obligea à faire halte, les arbres se faisaient plus rares et la douce brise qui les avait accompagnés était devenue un vent tiède. Ils n’avaient cessé de gagner de l’altitude durant la journée.
— Nous arriverons au sommet de la crête dans un jour ou deux, dit Roland. À ce moment-là, nous verrons.
— Nous verrons quoi ? demanda Susannah, mais Roland se contenta de hausser les épaules.
Ce soir-là, Eddie se remit à tailler le bois, mais sans se sentir réellement inspiré. L’assurance et la joie qui avaient été siennes lorsque la clé avait pris forme l’avaient déserté. Ses doigts lui paraissaient stupides et gauches. Pour la première fois depuis plusieurs mois, il eut envie d’une petite dose d’héroïne. Pas une grosse dose ; il était sûr que quelques grammes lui suffiraient pour tailler ce bout de bois avec brio.
— Qu’est-ce qui te fait sourire, Eddie ? demanda Roland.
Il était assis de l’autre côté du feu de camp ; agitées par le vent, les flammes qui les séparaient dansaient comme des feux follets capricieux.
— Je souriais ?
— Oui.
— Je pensais à la stupidité des gens — tu les enfermes dans une pièce pourvue de six portes mais ils continuent de se cogner aux murs. Et ils ont encore le culot de râler.
— Si tu as peur de ce qu’il y a derrière les portes, peut-être qu’il est plus sage de rebondir contre les murs, intervint Susannah.
Eddie hocha la tête.
— Peut-être.
Il travaillait lentement, s’efforçait de voir les formes emprisonnées dans le bois — en particulier ce petit machin en forme de s. Il s’aperçut que ce dernier était devenu indistinct.
Mon Dieu, je vous en prie, faites que je ne me plante pas, pensa-t-il, mais c’était précisément ce qu’il était en train de faire, du moins le craignait-il. Il finit par renoncer, rendit au Pistolero la clé qu’il avait à peine touchée et s’enveloppa dans une peau tannée. Cinq minutes plus tard, il rêvait de nouveau du gamin et du terrain de jeu de Markey Avenue.
Jake quitta son immeuble vers 7 h 15, ce qui lui laissait environ huit heures à tuer. Il envisagea de prendre le métro tout de suite pour se rendre à Brooklyn, puis décida que ce n’était pas une bonne idée. Un gamin errant dans les rues était davantage susceptible d’attirer l’attention dans ce coin-là, et s’il devait vraiment chercher l’endroit où il était censé retrouver le basketteur, il devait se montrer prudent.
Pas de problème, j’te dis, avait affirmé l’adolescent au T-shirt jaune et au bandana vert. Tu as trouvé la clé et la rose, pas vrai ? Tu me trouveras de la même façon.
Sauf que Jake ne se rappelait plus comment il avait trouvé la clé et la rose. Il ne se rappelait que la joie et l’assurance qui lui avaient empli le cœur et l’esprit. Il ne lui restait plus qu’à espérer que le même phénomène se reproduirait. En attendant, il allait se balader. C’était le meilleur moyen de ne pas se faire remarquer à New York.
Il descendit à pied jusqu’à la Ire Avenue, puis rebroussa chemin, se dirigeant lentement vers le centre-ville en suivant les signaux PASSEZ PIÉTONS (sachant peut-être au fond de lui qu’eux aussi servaient le Rayon). Vers dix heures, il se retrouva devant le Metropolitan Museum of Art, sur la 5e Avenue. Il avait chaud et se sentait fatigué et un peu déprimé. Il aurait bien bu un bon soda mais ne souhaitait pas dépenser trop vite le peu d’argent qu’il avait sur lui. Il avait cassé sa tirelire, mais celle-ci ne contenait qu’environ huit dollars.
Un groupe d’écoliers se mettaient en rang pour suivre une visite guidée. École publique, nota Jake — ils étaient vêtus avec aussi peu de recherche qu’il l’était lui-même. Aucun blazer signé Paul Stuart, aucune cravate, aucun mocassin, aucune petite jupe plissée toute simple achetée chez Miss So Pretty ou chez Tweenity pour la modique somme de cent vingt-cinq dollars. Toutes ces têtes blondes s’habillaient chez K-Mart. Obéissant à une impulsion subite, Jake se plaça en bout de queue et suivit le groupe dans le musée.
La visite dura une heure et quart. Jake la trouva fort agréable. Le musée était un endroit calme. Mieux : il était climatisé. Il fut particulièrement fasciné par les peintures de Frederick Remington et par un immense tableau de Thomas Hart Benton représentant une locomotive à vapeur traversant la prairie en direction de Chicago sous les yeux de fermiers bedonnants vêtus de salopettes et coiffés de chapeaux de paille. Ni les profs ni les élèves ne remarquèrent sa présence. Puis une jolie Noire vêtue d’un tailleur bleu de coupe sévère lui posa une main sur l’épaule et lui demanda qui il était.
Jake ne l’avait pas vue venir et son esprit se retrouva paralysé quelques instants. Sans penser à ce qu’il faisait, il plongea la main dans sa poche et la referma sur la clé argentée. Il se ressaisit aussitôt et se sentit apaisé.
— Mon groupe est en haut, dit-il avec un sourire penaud. On devait aller regarder la section « Art moderne », mais je préfère ces tableaux parce qu’ils représentent quelque chose. Alors j’ai… enfin, vous savez…
— Tu t’es défilé ? demanda la jeune femme en s’efforçant de ne pas sourire.
— Disons plutôt que je me suis déclaré en permission, comme dans la Légion.
Il prononça cette réplique sans avoir conscience de ce qu’il disait.
Les élèves qui observaient la scène le regardèrent d’un air intrigué, mais le professeur éclata de rire.
— Tu ne le sais pas ou tu l’as oublié, dit-elle, mais dans la Légion étrangère, les déserteurs étaient fusillés. Je te suggère de rejoindre ta classe tout de suite, mon garçon.
— Oui, m’dame. Merci. De toute façon, la visite est presque finie.
— Comment s’appelle ton école ?
— Markey Academy, dit Jake.
Cette fois encore, il avait prononcé ces mots sans en avoir conscience.
Il monta à l’étage, écoutant l’écho désincarné des bruits de pas et des conversations à voix basse qui résonnait dans la rotonde, et se demanda pourquoi il avait dit ça. Jamais il n’avait entendu parler d’une école nommée Markey Academy.