Après avoir jeté un bref regard machinal à la cité, Roland avait remarqué quelque chose de beaucoup plus proche de leur position actuelle, quelque chose qui l’emplissait d’inquiétude et d’angoisse. Il avait déjà vu des choses semblables, et Jake était à ses côtés la dernière fois que cela s’était produit. Il se rappela le jour où ils étaient enfin sortis du désert, la piste de l’homme en noir les conduisant à travers les collines et en direction des montagnes. Elle était dure à suivre, cette piste, mais au moins avaient-ils trouvé de l’eau. Et de l’herbe.
Une nuit, il s’était réveillé pour constater que Jake avait disparu. Il avait entendu des cris étouffés, désespérés, en provenance d’une saulaie bordant un petit ruisseau. Lorsqu’il était enfin parvenu dans la clairière au milieu de la saulaie, le garçon avait cessé de crier. Roland l’avait trouvé au centre d’un lieu identique à celui qui se trouvait dans la plaine. Un lieu de pierres ; un lieu de sacrifice ; un lieu où vivait un Oracle… qui parlait quand on l’y obligeait… et tuait chaque fois qu’il en avait l’occasion.
— Roland ? demanda Eddie. Qu’y a-t-il ? Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Tu vois ceci ? dit Roland en désignant le lieu. C’est un anneau de parole. Les formes que tu aperçois sont des pierres dressées.
Il se surprit à dévisager Eddie, cet homme qu’il avait rencontré à bord d’une terrifiante et merveilleuse diligence du ciel dans ce monde étrange où les pistoleros portaient un uniforme bleu et où l’on disposait d’une quantité illimitée de sucre, de papier et de drogues fabuleuses comme l’astine. Une étrange expression — une prémonition — envahissait le visage d’Eddie. L’espoir qui avait illuminé ses yeux lorsqu’il avait découvert la ville s’évanouit, les rendant gris et mornes. C’étaient les yeux d’un homme étudiant la potence où il serait bientôt pendu.
D’abord Jake, et maintenant Eddie, pensa le Pistolero. La roue qui fait tourner nos vies est sans remords ; elle s’arrête toujours au même endroit.
— Oh, merde ! (La voix d’Eddie était sèche, terrifiée.) Je crois que c’est là que le gamin va essayer de passer dans ce monde.
Le Pistolero hocha la tête.
— C’est fort probable. Ce sont des lieux ténus et ce sont aussi des lieux séduisants. Je l’ai naguère suivi dans un lieu comme celui-ci. L’Oracle qui l’habitait a bien failli le tuer.
— Comment se fait-il que tu le saches, Eddie ? demanda Susannah. L’as-tu rêvé ?
Il se contenta de secouer la tête.
— Je ne sais pas. Mais dès que Roland m’a montré ce foutu endroit… (Il s’interrompit et se tourna vers le Pistolero.) Nous devons aller là-bas le plus vite possible.
Eddie semblait à la fois terrifié et impatient.
— Est-ce que ça va se produire aujourd’hui ? demanda Roland. Ce soir ?
Eddie secoua la tête et s’humecta les lèvres.
— Je ne sais pas non plus. Pas avec certitude. Ce soir ? Je ne crois pas. Le temps… il n’est pas le même ici et dans le monde du gamin. Il s’écoule plus lentement dans son où et dans son quand. Peut-être demain. (La panique eut finalement raison de lui. Il se retourna et agrippa la chemise du Pistolero de ses doigts glacés de sueur.) Mais je dois finir la clé et je n’y arrive pas, et je dois faire autre chose et je ne sais pas quoi. Et si le gamin meurt, ce sera ma faute !
Le Pistolero referma ses mains sur celles d’Eddie et se dégagea.
— Reprends-toi.
— Roland, tu ne comprends donc pas…
— Je comprends une chose : ce n’est pas en pleurnichant que tu résoudras ton problème. Tu as oublié le visage de ton père.
— Arrête tes conneries ! s’écria Eddie d’une voix hystérique. Je n’en ai rien à foutre de mon père !
Roland le gifla. On aurait dit le bruit d’une branche qui casse.
La tête d’Eddie chancela sur son cou ; ses yeux s’écarquillèrent. Il regarda fixement le Pistolero, puis leva lentement la main vers la trace rouge imprimée sur sa joue.
— Espèce de salaud ! siffla-t-il.
Sa main descendit sur la crosse du revolver qu’il portait à la hanche gauche. Susannah tenta de poser ses mains sur la sienne ; Eddie les écarta d’un geste sec.
Et voilà que je dois lui donner une nouvelle leçon, pensa Roland, mais cette fois-ci, c’est ma vie qui est en jeu, pas seulement la sienne.
Quelque part dans le lointain, un corbeau brisa le silence de son cri rauque, et Roland pensa fugitivement à son faucon, David. À présent, c’était Eddie qui était son faucon… et tout comme David, il n’hésiterait pas à lui crever un œil s’il n’y prenait garde.
À lui crever un œil ou à lui trancher la gorge.
— Est-ce que tu vas m’abattre ? C’est comme ça que tu veux que ça finisse, Eddie ?
— Si tu savais à quel point j’en ai marre de tes conneries, mec.
Les yeux d’Eddie étaient luisants de larmes et de colère.
— Si tu n’as pas terminé la clé, ce n’est pas parce que tu as peur de la terminer. Tu as peur de découvrir que tu ne peux pas la terminer. Si tu as peur de descendre dans le lieu où se dressent les pierres, ce n’est pas parce que tu as peur de ce qui arrivera une fois que tu seras au centre du cercle. Tu as peur de ce qui risque de ne pas arriver. Ce n’est pas du monde extérieur que tu as peur, Eddie, mais du petit monde qui est en toi. Tu as oublié le visage de ton père. Alors vas-y. Descends-moi si tu l’oses. Je suis las de te voir pleurnicher.
— Arrête ! s’écria Susannah. Tu ne vois donc pas qu’il va le faire ? Tu ne vois donc pas que tu le forces à le faire ?
Roland la poignarda du regard.
— Je le force à se décider. (Il tourna vers Eddie son visage ridé et sévère.) Tu es sorti de l’ombre de l’héroïne et de l’ombre de ton frère, mon ami. Sors donc de l’ombre de toi-même, si tu l’oses. Sors. Sors ou descends-moi, et finissons-en.
L’espace d’un instant, il crut qu’Eddie allait l’abattre, que son histoire allait s’achever ici, au sommet de cette colline, sous ce ciel sans nuages à l’horizon duquel se dressaient les spectres bleutés des flèches de la cité. Puis un tic agita les joues d’Eddie. Ses lèvres pincées s’adoucirent et se mirent à trembler. Sa main s’écarta de la crosse en bois de santal du revolver de Roland. Sa poitrine se souleva… une fois… deux fois… trois fois. Sa bouche s’ouvrit, et tout son désespoir, toute sa terreur s’en échappèrent dans un gémissement tandis qu’il s’avançait d’un pas hésitant vers le Pistolero.
— J’ai peur, espèce de connard ! Tu ne le comprends donc pas ? Roland, j’ai peur !
Il trébucha et tomba en avant. Roland le rattrapa et le serra contre lui, humant la sueur et la poussière qui maculaient sa peau, respirant ses larmes et sa terreur.
Le Pistolero l’étreignit quelques instants, puis le tourna vers Susannah. Eddie tomba à genoux près du fauteuil roulant, la tête pendant lamentablement. Susannah posa une main sur sa nuque, lui pressa le visage contre sa cuisse, et dit à Roland d’une voix amère :
— Il y a des moments où je te déteste, grand chasseur blanc.
Roland se plaqua les mains contre le front.
— Il y a des moments où je me déteste.