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— Mais ça ne t’arrête jamais, pas vrai ?

Roland ne répondit pas. Il regarda Eddie, le visage pressé contre la cuisse de Susannah, les paupières serrées. Son expression était l’essence même de la misère. Roland refoula la lassitude qui lui conseillait de remettre à un autre jour cette charmante conversation. Si Eddie avait raison, il n’y aurait pas d’autre jour. Jake était presque prêt à passer à l’action. Eddie avait été choisi pour lui faciliter le passage dans ce monde. S’il n’était pas prêt à accomplir sa tâche, Jake périrait au point d’entrée, aussi sûrement qu’un nouveau-né étranglé par le cordon ombilical au cours des contractions de sa mère.

— Debout, Eddie.

L’espace d’un instant, il crut qu’Eddie allait rester là, le visage enfoui au creux de la cuisse de sa femme. Tout serait alors perdu… et ça aussi, c’était le ka. Puis, lentement, Eddie se redressa. Lorsqu’il fut debout, toutes les parties de son corps — mains, épaules, tête, cheveux — pendaient lamentablement, mais il était debout, et c’était un début.

— Regarde-moi.

Susannah s’agita, mal à l’aise, mais resta muette.

Eddie leva lentement la tête et écarta ses cheveux d’une main tremblante.

— Ceci est à toi. J’ai eu tort de l’accepter, en dépit de mes souffrances.

Roland saisit la lanière de cuir passée autour de son cou et la cassa d’un coup sec. Il tendit la clé à Eddie. Eddie leva une main vers elle, aussi lentement que s’il vivait un rêve, mais Roland ne la lâcha pas tout de suite.

— Vas-tu essayer de faire ce qui doit être fait ?

— Oui, dit Eddie d’une voix presque inaudible.

— As-tu quelque chose à me dire ?

— Je demande pardon d’avoir peur.

Il y avait quelque chose d’horrible dans la voix d’Eddie, quelque chose qui serrait le cœur de Roland, et il croyait savoir ce que c’était : c’était l’enfance d’Eddie qui expirait dans la douleur. Elle était invisible, bien sûr, mais Roland entendait ses cris d’agonie. Il s’efforça de se boucher les oreilles.

Encore un crime que j’ai accompli au nom de la Tour, pensa-t-il. Mon ardoise s’allonge de jour en jour, comme celle d’un ivrogne dans une taverne, et le jour approche où je devrai régler mon compte. Comment pourrai-je jamais payer ?

— Je ne veux pas de tes excuses, surtout si tu t’excuses d’avoir peur. Que serions-nous sans la peur ? Des chiens enragés au museau écumant de bave et aux jarrets maculés de merde séchée.

— Qu’est-ce que tu veux, alors ? s’écria Eddie. Tu as pris tout le reste — tout ce que j’avais à te donner ! Non, ce n’est même pas vrai, parce qu’en fin de compte c’est moi qui t’ai tout donné ! Alors qu’est-ce que tu veux d’autre ?

Roland garda serrée dans son poing la clé qui représentait la moitié du salut de Jake Chambers et resta muet. Ses yeux se rivèrent sur ceux d’Eddie, le soleil baigna de lumière la plaine verdoyante et le ruban bleu de la Send, et quelque part dans le lointain, le corbeau poussa un nouveau cri qui résonna à plusieurs lieues à la ronde sur le paysage doré de cet après-midi d’été.

Au bout d’un certain temps, une lueur de compréhension éclaira les yeux d’Eddie.

Roland hocha la tête.

— J’ai oublié le visage…

Eddie s’interrompit. Courba la tête. Déglutit. Regarda de nouveau le Pistolero. La chose mourante avait achevé son agonie — Roland le savait. Elle avait disparu. Comme ça. Sur cette colline battue par les vents, en plein milieu de nulle part, elle avait disparu à jamais.

— J’ai oublié le visage de mon père, pistolero… et j’implore ton pardon.

Roland desserra le poing et rendit le fardeau de la clé à celui que le ka avait choisi pour le porter.

— Ne parle pas ainsi, pistolero, dit-il dans le Haut Parler. Ton père te voit… ton père t’aime… et moi aussi.

Eddie referma ses doigts sur la clé et se retourna, les joues encore inondées de larmes.

— Allons-y, dit-il, et ils descendirent le flanc de la colline en direction de la plaine qui s’étirait jusqu’à l’horizon.

16

Jake descendit Castle Avenue, longeant des pizzerias, des bars et des bodegas où de vieilles femmes au visage soupçonneux embrochaient des patates et pressaient des tomates. Les lanières de son sac lui irritaient la peau sous les aisselles et il avait mal aux pieds. Il passa sous un thermomètre numérique qui indiquait 30 °C. Jake avait plutôt l’impression qu’il en faisait 40.

Une voiture de police s’engagea dans la rue. Il s’intéressa aussitôt aux outils de jardinage exposés en vitrine d’une quincaillerie. Il suivit le reflet de la voiture pie et attendit qu’il eût disparu pour se remettre en route.

Hé, Jake, mon vieux… où vas-tu exactement ?

Il n’en avait pas la moindre idée. Il était sûr que le garçon qu’il recherchait — le basketteur au bandana vert et au T-shirt jaune proclamant IL SE PASSE TOUJOURS QUELQUE CHOSE DANS L’ENTRE-DEUX-MONDES — était quelque part dans les environs, mais où ? Autant chercher une aiguille dans cette gigantesque botte de foin qu’était Brooklyn.

Jake passa devant une ruelle que décorait un enchevêtrement de tags. La plupart d’entre eux étaient des noms — EL TIANTE 91, SPEEDY GONZALES, MOTORVAN MIKE —, mais quelques devises et messages s’étaient glissés parmi eux, et les yeux de Jake se posèrent sur deux d’entre eux.

UNE ROSE EST UNE ROSE EST UNE ROSE

Les lettres de cette phrase étaient de la même couleur fanée que la rose poussant dans le terrain vague où s’était jadis trouvée la Charcuterie fine et artistique de Tom et Gerry. En dessous, quelqu’un avait inscrit en lettres d’un bleu si sombre qu’il en était presque noir cette étrange prière :

J’IMPLORE TON PARDON

Qu’est-ce que ça veut dire ? se demanda Jake. Il n’en savait rien — peut-être que ça venait de la Bible —, mais ces mots le fascinaient comme les yeux du serpent fascinent sa proie. Finalement, il se remit en marche, le pas lent et le visage pensif. Il était presque 14 h 30 et son ombre commençait à s’allonger.

Il vit un vieil homme qui se dirigeait lentement vers lui, s’efforçant de marcher à l’ombre le plus souvent possible et s’appuyant sur une canne tordue. Ses yeux ressemblaient à des œufs au plat derrière les verres épais de ses lunettes.

— J’implore votre pardon, monsieur ! dit Jake sans réfléchir à ce qu’il disait et sans vraiment entendre les mots qu’il prononçait.

Le vieillard se tourna vers lui, clignant des yeux sous l’effet de la surprise et de la peur.

— Laisse-moi tranquille, mon garçon.

Il leva sa canne et la brandit maladroitement vers Jake.

— Sauriez-vous où se trouve une école du nom de Markey Academy, monsieur ?

C’était une question complètement stupide, mais c’était la seule qui lui était venue à l’esprit.

Le vieil homme abaissa lentement sa canne — de toute évidence, le monsieur l’avait apaisé. Il regarda Jake avec cette curiosité un peu inquiétante qui accompagne les premiers stades de la sénilité.

— Comment ça se fait que tu ne sois pas en classe, mon garçon ?

Jake sourit avec lassitude. Cette blague commençait à sentir le réchauffé.

— C’est les examens de fin d’année. Je suis venu voir un de mes copains qui va à Markey Academy, c’est tout. Excusez-moi de vous avoir dérangé.