Il contourna le vieillard (espérant qu’il n’allait pas décider de lui donner un coup de canne sur le postérieur en guise d’adieu), et il était presque arrivé au coin de la rue lorsque l’autre hurla :
— Hé, mon garçon ! Mon garçon !
Jake se retourna.
— Il n’y a pas de Markey Academy dans le coin, dit le vieillard. Ça fait vingt-deux ans que j’habite le quartier, alors je suis bien placé pour le savoir. Markey Avenue, oui, mais Markey Academy, sûrement pas.
L’estomac de Jake se noua d’excitation. Il fit un pas vers le vieil homme, qui leva aussitôt sa canne pour se défendre contre un éventuel assaut. Jake stoppa aussitôt, laissant entre eux une zone démilitarisée d’environ six mètres de large.
— Où se trouve Markey Avenue, monsieur ? Pouvez-vous me le dire ?
— Bien sûr. Ça fait vingt-deux ans que j’habite le quartier, je te dis. C’est à deux rues d’ici. Tourne à gauche au cinéma Majestic. Mais, je te le répète, il n’existe pas de Markey Academy.
Jake fit demi-tour et examina Castle Avenue. Oui… il distinguait nettement la façade d’un cinéma à quelques centaines de mètres de distance. Il se mit à courir, puis adopta une démarche moins rapide de peur d’attirer l’attention sur lui.
Le vieil homme le regarda partir.
— Monsieur ! dit-il d’une voix légèrement étonnée. Monsieur, qu’est-ce que vous dites de ça ?
Il gloussa et reprit sa route.
Roland et ses compagnons firent halte au crépuscule. Le Pistolero creusa un petit trou dans le sol et prépara le feu. Ils n’en avaient pas besoin pour cuire leur dîner, mais il leur fallait quand même un feu. Eddie en avait besoin. S’il devait achever de tailler la clé, il lui faudrait de la lumière, pour travailler.
Le Pistolero regarda autour de lui et aperçut Susannah, silhouette sombre découpée sur le ciel bleu marine, mais il ne vit pas Eddie.
— Où est-il ? demanda-t-il.
— Sur la route. Laisse-le tranquille, Roland… tu en as assez fait.
Roland hocha la tête, se pencha au-dessus des branches et frappa un bout de silex sur une barre d’acier. Les flammes jaillirent bientôt des brindilles. Il nourrit le foyer de plusieurs bouts de bois, l’un après l’autre, et attendit le retour d’Eddie.
À sept ou huit cents mètres de là, Eddie était assis en tailleur au milieu de la Grand-Route, la clé inachevée à la main, et contemplait le ciel. Il jeta un coup d’œil derrière lui, aperçut le feu de camp et comprit ce que Roland était en train de faire… et pourquoi il le faisait. Puis il leva de nouveau les yeux vers le ciel. Jamais il ne s’était senti aussi seul, aussi terrifié.
Le ciel était immense — jamais il n’avait vu autant d’espace, autant de vide. Il se sentait tout petit, ce qui n’avait sans doute rien d’anormal. En fin de compte, sa petite personne n’avait guère d’importance.
Le gamin était tout près. Il pensait savoir où se trouvait Jake et ce qu’il comptait faire, et cela l’emplissait d’émerveillement. Susannah venait de 1963. Eddie venait de 1987. Entre les deux… Jake. Essayant de les rejoindre. Essayant de venir au monde.
Je l’ai rencontré, pensa Eddie. Je l’ai sûrement rencontré, et je crois m’en souvenir… à peu près. C’était juste avant qu’Henry parte à l’armée, pas vrai ? Il suivait des cours de formation professionnelle à l’Institut de Brooklyn et il ne portait que du noir — jean noir, bottes de motard noires, T-shirt noir aux manches relevées. Le look James Dean. Le poids du noir, le chic du mégot. Je le pensais souvent mais je n’osais jamais le dire de peur qu’il ne se fâche.
Il se rendit compte que ce qu’il attendait était arrivé pendant qu’il songeait ainsi : le Vieil Astre s’était levé. Dans un quart d’heure, peut-être moins, il serait rejoint par toute une galaxie de joyaux stellaires, mais pour l’instant il brillait en solitaire au sein des ténèbres opaques.
Eddie leva lentement la clé jusqu’à ce que le Vieil Astre brille au creux de son encoche centrale. Puis il récita une vieille formule originaire de son monde, celle que sa mère lui avait apprise lorsqu’ils regardaient l’étoile du soir monter dans les ténèbres au-dessus des toits de Brooklyn :
Le Vieil Astre étincelait dans l’encoche, diamant enchâssé dans le frêne.
— Donne-moi du cran, dit Eddie. Tel est mon vœu. Donne-moi assez de cran pour achever ce putain de truc.
Il resta encore assis un moment, puis se leva et rejoignit lentement le camp. Il s’assit le plus près possible du feu, prit le couteau du Pistolero sans dire un mot à ses compagnons, et se mit au travail. De minuscules copeaux tombèrent du petit machin en forme de s au bout de la clé. Eddie travaillait vite, tournant et retournant la clé dans ses mains, fermant parfois les yeux pour laisser courir son pouce sur les courbes de la clé. Il s’efforça de ne pas penser à ce qui arriverait s’il se plantait — ça le paralyserait complètement.
Roland et Susannah, assis derrière lui, l’observaient avec attention. Finalement, Eddie reposa le couteau. Son visage était inondé de sueur.
— Ce fameux gamin, dit-il. Ce Jake. Il doit avoir un cran du feu de Dieu.
— Il s’est montré courageux sous les montagnes, dit Roland. Il avait peur, mais il n’a pas reculé d’un pouce.
— J’aimerais bien être comme lui.
Roland haussa les épaules.
— Tu t’es bien battu chez Balazar, et pourtant ils t’avaient ôté tous tes vêtements. Il est très difficile de se battre nu, mais tu y as réussi.
Eddie essaya de se rappeler la fusillade dans le night-club, mais l’incident était brouillé dans son esprit — fumée, bruits, rais de lumière entrecroisés traversant un mur. Il crut se rappeler que ce mur avait été démoli par les armes automatiques, mais il n’en était pas sûr.
Il leva la clé pour détailler ses encoches à la lueur des flammes. Il resta immobile un long moment, s’attardant sur le petit machin en forme de s. Il était apparemment identique à celui qu’il avait aperçu dans le feu et au cours de son rêve… mais ça ne collait pas tout à fait. Presque, mais pas tout à fait.
Ce n’est qu’Henry, se dit-il. Et toutes ces années où tu n’as jamais été à la hauteur. Tu y es arrivé, mon vieux — mais ce vieux Henry est toujours en toi et il refuse de l’admettre.
Il posa la clé sur un carré de peau qu’il plia soigneusement.
— J’ai fini. Je ne sais pas si j’ai réussi ou non, mais je ne peux pas faire mieux.
Il se sentait étrangement vide à présent qu’il ne devait plus travailler sur la clé — sans but, déboussolé.
— Tu veux manger quelque chose, Eddie ? demanda doucement Susannah.
Le voilà, ton but, pensa-t-il. La voilà, ta boussole. Assise à côté de toi, les mains croisées sur les cuisses. C’est tout ce qu’il te suffit pour…