Mais quelque chose lui vint soudain à l’esprit. Ni un rêve… ni une vision…
Non, ni un rêve ni une vision, pensa-t-il. Un souvenir. Ça recommence — un souvenir du futur.
— J’ai quelque chose à faire avant, dit-il en se levant.
Roland avait entassé du bois non loin du feu. Eddie fouilla parmi les branches mortes jusqu’à ce qu’il trouve un bâton long de soixante centimètres et large de dix centimètres en son milieu. Il revint s’asseoir près du feu et récupéra le couteau de Roland. Il travailla plus vite cette fois-ci, se contentant de tailler le bâton en pointe, le transformant en succédané de piquet.
— Est-ce qu’on peut se remettre en route avant l’aube ? de-manda-t-il au Pistolero. Je pense qu’il faut arriver au cercle le plus vite possible.
— Oui. Nous partirons avant si possible. Je ne veux pas me déplacer de nuit — un anneau de parole est dangereux la nuit —, mais s’il le faut, nous le ferons.
— D’après la grimace que tu fais, mon grand, ça m’étonnerait que ces cercles de pierres soient sans danger durant la journée, dit Susannah.
Eddie reposa le couteau. En creusant le sol pour préparer le feu, Roland avait entassé un peu de terre devant lui. Eddie y dessina un point d’interrogation avec la pointe de son bâton. Le signe était clair et net.
— OK ! dit-il en l’effaçant. J’ai fini.
— Mange un morceau, alors, dit Susannah.
Eddie essaya, mais il n’avait pas très faim. Lorsqu’il finit par s’endormir, niché contre la chaleur de Susannah, ce fut d’un sommeil sans rêves et peu profond. Jusqu’à ce que le Pistolero le réveille à 4 heures du matin, il entendit le vent souffler sur la plaine infinie, et il lui sembla qu’il volait sur ses ailes, au cœur de la nuit, loin de ses soucis, tandis que le Vieil Astre et la Vieille Mère montaient dans le ciel avec sérénité et barbouillaient ses joues de givre.
— C’est l’heure, dit Roland.
Eddie se redressa. Susannah en fit autant, se frottant les yeux. Aussitôt qu’il retrouva un peu de lucidité, Eddie prit conscience que le temps pressait.
— Oui, dit-il. Allons-y, et vite.
— Il est près du but, n’est-ce pas ?
— Tout près.
Eddie se leva, attrapa Susannah par la taille et la posa sur son fauteuil. Elle le regarda d’un air anxieux.
— Est-ce qu’on arrivera à temps ? demanda-t-elle.
— Tout juste, répondit Eddie.
Trois minutes plus tard, ils foulaient de nouveau la Grand-Route. Son ruban s’étirait devant eux comme un spectre. Et une heure plus tard, alors que l’aube éclairait le ciel à l’est, un bruit saccadé se fit entendre au loin.
Un bruit de tambour, pensa Roland.
Des machines, pensa Eddie. D’énormes machines.
C’est un cœur, pensa Susannah. Un immense cœur malade… et il se trouve dans cette cité, là où nous allons.
Deux heures plus tard, le bruit cessa aussi soudainement qu’il avait commencé. Des nuages blancs uniformes emplissaient le ciel au-dessus de leurs têtes, voilant le soleil avant de l’occulter tout à fait. Le cercle de pierres dressées ne se trouvait plus qu’à sept ou huit kilomètres de distance, luisant à la lumière diffuse comme les crocs d’un monstre terrassé.
proclamait l’enseigne du cinéma au coin de Brooklyn Avenue et de Markey Avenue.
Une fille blonde avec des bigoudis dans les cheveux était assise à la caisse, mâchant du chewing-gum, écoutant Led Zeppelin sur son transistor et lisant un de ces journaux à sensation tant appréciés de Mme Shaw. À sa gauche, une affiche représentait Clint Eastwood.
Jake savait qu’il devait se presser — il était presque quinze heures —, mais il s’arrêta quelques instants pour contempler l’affiche sous son écran de verre lézardé. Eastwood portait un poncho mexicain. Un cigarillo était planté entre ses dents. Il avait relevé le poncho sur son épaule pour dégager son revolver. Ses yeux étaient d’un bleu pâle et fané. Des yeux de bombardier.
Ce n’est pas lui, pensa Jake, mais c’est presque lui. C’est surtout les yeux… il a presque les mêmes yeux.
— Tu m’as laissé tomber, dit-il à l’homme sur l’affiche, l’homme qui n’était pas Roland. Tu m’as laissé mourir. Que va-t-il se passer cette fois-ci ?
— Hé, gamin, dit la caissière blonde, faisant sursauter Jake. Tu rentres ou tu restes là à parler tout seul ?
— Non, merci. J’ai déjà vu ces deux films.
Il se remit en route, tourna à gauche dans Markey Avenue.
Il attendit de nouveau d’avoir un souvenir du futur, mais aucun ne lui vint. Il se trouvait dans une rue inondée de soleil et bordée d’immeubles gris ressemblant à des cages à lapins. Quelques jeunes femmes déambulaient sur les trottoirs, poussant leurs landaus et bavardant avec lassitude, mais la rue était presque déserte. Il faisait beaucoup trop chaud pour un mois de mai — beaucoup trop chaud pour se promener.
Qu’est-ce que je cherche ici, au juste ?
Un éclat de rire masculin retentit derrière lui. Il fut aussitôt suivi par un cri outragé et indiscutablement féminin.
— Rends-moi ça, Henry ! Je ne plaisante pas !
Jake se retourna et découvrit deux garçons… le premier âgé d’au moins dix-huit ans et le second beaucoup plus jeune… douze ou treize ans, pas plus. Lorsqu’il l’aperçut, Jake eut l’impression que son cœur faisait un looping dans sa poitrine. L’adolescent portait un pantalon de velours côtelé vert et non un short, mais le T-shirt jaune était le même et il tenait un vieux ballon de basket sous son bras. Bien qu’il tournât le dos à Jake, celui-ci sut tout de suite qu’il avait retrouvé le jeune garçon de son rêve.
C’était la caissière aux bigoudis qui avait poussé le cri. L’aîné des deux garçons — qui était assez vieux pour qu’on l’appelle jeune homme — tenait son journal à la main. Elle chercha à le saisir. Le jeune homme — il portait un jean noir et un T-shirt noir aux manches relevées — le leva au-dessus de sa tête et sourit de toutes ses dents.
— Saute, Maryanne ! Allez, saute !
Elle lui lança un regard furibond.
— Rends-moi ça ! Arrête de faire l’imbécile et rends-moi mon journal ! Salaud !
— Ooooh, écoute donc ça, Eddie ! dit le jeune homme. Quelle grossièreté ! Voilà qui n’est pas très gentil !
Sans cesser de sourire, il agita le journal devant lui, hors de portée de la caissière blonde, et Jake comprit soudain ce qui se passait. Ces deux-là rentraient de l’école — même s’ils ne fréquentaient pas le même établissement, vu leur différence d’âge — et l’aîné s’était dirigé vers la caisse du cinéma, prétendant avoir quelque chose d’intéressant à raconter à la blonde. Puis il avait glissé une main sous l’hygiaphone et lui avait piqué son journal.
Jake avait déjà vu le visage du jeune homme ; c’était le visage d’un gamin pour lequel le comble de l’humour consiste à enduire d’essence la queue d’un chat ou à donner à un chien affamé une boule de viande contenant un hameçon. Le genre de gamin qui s’assied toujours au fond de la classe, tire sur le soutien-gorge de sa voisine et s’exclame : « Qui ça ? Moi ? » quand elle se plaint, sans jamais se départir de son sourire innocent. Il n’y avait pas beaucoup de types dans son genre à Piper, mais il y en avait quand même quelques-uns. Il devait y en avoir dans toutes les écoles, pensa Jake. Ils étaient mieux habillés à Piper, mais leur visage était le même. Dans le temps, pensa-t-il, on devait dire d’eux qu’ils étaient nés pour finir sur l’échafaud.