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Maryanne chercha à attraper son journal que le jeune homme vêtu de noir avait roulé. Il l’écarta juste avant qu’elle ne le saisisse, puis lui en donna un coup sur la tête, comme à un chien qui vient de pisser sur le tapis. Elle s’était mise à pleurer — des larmes d’humiliation, pensa Jake. Elle avait le visage en feu.

— Eh bien, garde-le ! hurla-t-elle. Tu ne sais pas lire, mais tu peux au moins regarder les images !

Elle fit mine de se détourner.

— Allez, rends-lui son canard, dit doucement le jeune garçon — le basketteur de Jake.

Le jeune homme tendit le journal. La caissière le lui arracha des mains et Jake entendit le papier se déchirer à dix mètres de distance.

— Tu n’es qu’un tas de merde, Henry Dean ! s’écria la jeune fille. Un tas de merde !

— Hé, qu’est-ce qui te prend ? (Henry semblait sincèrement froissé.) C’était une blague. Et puis je l’ai à peine déchiré — tu peux encore le lire, bordel. Ne t’énerve pas comme ça.

Et ça aussi, ça collait au personnage, pensa Jake. Les types comme Henry poussaient toujours leurs plaisanteries bêtes un peu trop loin… puis prenaient un air blessé et incompris quand on les engueulait. Et c’était toujours Qu’est-ce qui te prend ? ou Tu n’as aucun sens de l’humour, ou encore Ne t’énerve pas comme ça.

Qu’est-ce que tu fabriques avec ce mec, mon vieux ? demanda mentalement Jake. Si tu es dans mon camp, qu’est-ce que tu fabriques avec un abruti pareil ?

Mais lorsque le cadet se retourna pour s’éloigner du cinéma, Jake comprit. Les traits de l’aîné étaient plus lourds, sa peau était criblée d’acné, mais la ressemblance entre les deux était frappante. Les deux garçons étaient frères.

22

Jake fit demi-tour et s’avança sur le trottoir, précédant les deux frères. Il plongea une main tremblante dans sa poche, en sortit les lunettes de soleil de son père et les chaussa maladroitement.

Des voix montèrent derrière lui, comme si on réglait un poste de radio.

— Tu n’aurais pas dû l’embêter comme ça, Henry. C’était méchant.

— Elle adore ça, Eddie. (La voix de Henry exprimait la sagesse et l’indulgence.) Tu comprendras quand tu seras un peu plus grand.

— Mais elle pleurait.

— Elle a sans doute ses ragnagnas, dit Henry avec philosophie.

Ils étaient tout près à présent. Jake se mit à raser les murs. Il avait la tête basse, les mains enfouies dans les poches de son jean. Il ne savait pas pourquoi il était d’une importance vitale qu’il ne se fasse pas remarquer, mais il en était persuadé. Henry n’avait aucune importance dans cette histoire, mais…

Le plus jeune n’est pas censé se souvenir de moi, pensa-t-il. Je ne sais pas exactement pourquoi, mais je le sais.

Ils le dépassèrent sans lui accorder l’aumône d’un regard, Eddie marchant au bord du trottoir en faisant rebondir son ballon dans le caniveau.

— Elle avait l’air marrante, reconnais-le, disait Henry. Maryanne en train de sauter pour attraper son journal. Ouah ! Ouah !

Eddie adressa à son frère un regard qui se voulait lourd de reproche… puis il craqua et éclata de rire. Jake lut sur son visage un amour absolu et se dit qu’Eddie pardonnerait beaucoup à son grand frère avant de le considérer comme une cause perdue.

— Alors, on y va ? demanda Eddie. Tu as promis qu’on irait. Après l’école.

— J’ai dit peut-être. Je ne sais pas si j’ai vraiment envie de marcher jusque-là. Maman est sûrement rentrée à la maison. Peut-être qu’on devrait laisser tomber. Peut-être qu’on devrait aller regarder la télé.

Ils étaient à trois mètres devant Jake et s’éloignaient encore de lui.

— Oh ! Tu avais promis !

Près de l’immeuble devant lequel passaient les deux garçons se trouvait une clôture grillagée munie d’une porte. Derrière cette clôture, Jake aperçut le terrain de jeu dont il avait rêvé la nuit précédente… du moins une version légèrement différente. Il n’était pas entouré d’arbres et on n’y voyait aucune bouche de métro zébrée de rayures jaunes et noires, mais le sol de béton craquelé était le même. Ainsi que les lignes jaune pâle qui y étaient tracées.

— Ouais… peut-être. J’sais pas. (Jake se rendit compte qu’Henry taquinait son frère. Celui-ci n’en avait pas conscience ; il ne pensait qu’à l’endroit où il souhaitait aller.) Faisons une petite partie pendant que j’y réfléchis.

Il piqua le ballon à son petit frère, entra sur le terrain en dribblant maladroitement, et effectua un lancer totalement raté, le ballon rebondissant sur le panneau sans même effleurer le cerceau. Henry était très fort pour voler un journal à une fille, pensa Jake, mais il était nul en basket.

Eddie franchit la porte du terrain, déboutonna son pantalon de velours et le laissa glisser sur ses chevilles. Il portait en guise de sous-vêtement le short dont il était vêtu dans le rêve de Jake.

— Oh, le petit chou porte son petit short, dit Henry. C’est-y pas adooorable ?

Il attendit que son frère se retrouve en équilibre sur une jambe, puis lui lança le ballon. Eddie réussit à le renvoyer, évitant probablement un saignement de nez, mais il perdit l’équilibre et tomba sur le béton. Jake vit qu’il aurait pu se couper assez gravement ; une multitude de bouts de verre étincelants parsemaient le sol près de la clôture.

— Allez, Henry, arrête, dit Eddie d’une voix indulgente.

Ça faisait si longtemps qu’Henry lui faisait des blagues de ce genre qu’il ne devait les remarquer que lorsque Henry s’attaquait à d’autres victimes — la caissière blonde, par exemple.

— Allez, Henry, arrête, répéta son frère d’une voix moqueuse.

Eddie se releva et entra sur le terrain en trottinant. Le ballon avait rebondi sur la clôture et Henry avait réussi à l’attraper. Il essayait à présent de contourner son frère en dribblant. La main d’Eddie jaillit, vive comme l’éclair mais étrangement délicate, et s’empara de la balle. Il esquiva sans peine le bras de Henry et fonça vers le panier. Henry tenta de le suivre, le front plissé de rage, mais il aurait tout aussi bien pu faire la sieste. Eddie se ramassa sur la pointe des pieds, fit un bond et marqua un panier. Henry saisit le ballon et recula vers la bande jaune.

Tu n’aurais pas dû faire ça, Eddie, pensa Jake. Il s’était posté à l’extrémité de la clôture pour observer les deux frères. Il ne risquait pas grand-chose, du moins pour le moment. Il portait les lunettes de soleil de son père et les deux basketteurs étaient si occupés par leur jeu qu’ils n’auraient même pas fait attention au président Carter s’il était venu les regarder. Henry ne devait même pas savoir qui était le président Carter, pensa Jake.

Il s’attendait à voir Henry se venger de son frère en trichant, mais il avait sous-estimé l’astuce d’Eddie. Henry fit une feinte qui n’aurait même pas trompé la mère de Jake, mais Eddie sembla tomber dans le panneau. Henry esquiva son attaque et fonça gaiement vers le panier sans prendre la peine de dribbler. Jake était sûr qu’Eddie aurait pu l’intercepter et lui piquer le ballon, mais le cadet s’abstint d’intervenir. Henry lança le ballon avec maladresse, et il rebondit à nouveau sur le panneau. Eddie s’en empara… et le laissa échapper. Henry le récupéra, se retourna, et l’envoya dans le panier dépourvu de filet.