— Je crois que je suis censé aller là-bas et dessiner quelque chose sur la terre.
Roland hocha la tête.
— Tout de suite ?
— Bientôt. (Eddie se tourna vers Roland.) Il y a quelque chose ici, n’est-ce pas ? Quelque chose d’invisible.
— Il n’est pas ici pour l’instant, dit Roland. Du moins je ne le crois pas. Mais il viendra. Notre khef — notre force vitale — va l’attirer. Et il garde jalousement son territoire, bien sûr. Rends-moi mon revolver, Eddie.
Eddie déboucla le ceinturon et le tendit au Pistolero. Puis il se retourna vers le cercle de monolithes hauts de six mètres. Quelque chose vivait là-dedans, aucun doute. Il le reniflait, une puanteur qui lui évoquait du plâtre humide et des canapés moisis, des matelas antiques pourrissant sous des couvertures à moitié désagrégées. Cette odeur lui était familière.
Le Manoir — c’est là que je l’ai sentie. Le jour où j’ai persuadé Henry de m’emmener voir le Manoir de Rhinehold Street, dans Dutch Hill.
Roland boucla son ceinturon, puis se baissa pour attacher la lanière de l’étui. Il leva les yeux vers Susannah.
— Nous aurons peut-être besoin de Detta Walker, dit-il. Est-ce qu’elle est dans les parages ?
— Cette salope est toujours dans les parages, dit Susannah en grimaçant.
— Bien. L’un de nous devra protéger Eddie pendant qu’il fera ce qu’il est censé faire. L’autre ne servira strictement à rien. Ce lieu appartient à un démon. Les démons ne sont pas humains, mais ils sont quand même mâles ou femelles. Le sexe est à la fois leur arme et leur faiblesse. Quel que soit le sexe de ce démon, il va s’attaquer à Eddie. Pour protéger son territoire. Pour empêcher un intrus de l’utiliser. Tu comprends ?
Susannah acquiesça. Eddie ne semblait pas les écouter. Il avait glissé sous sa chemise le carré de peau abritant sa clé et il regardait fixement l’anneau de parole, comme hypnotisé.
— Je n’ai pas le temps de t’exposer ceci en termes choisis, dit Roland à Susannah. L’un de nous devra…
— L’un de nous devra baiser avec le démon pour protéger Eddie, coupa-t-elle. Ce genre de créature ne refuse jamais de tirer un coup. C’est ça que tu veux dire ?
Roland hocha la tête.
Les yeux de Susannah se mirent à luire. C’étaient les yeux de Detta Walker, à la fois sages et cruels, amusés et cyniques, et sa voix prenait des accents de plantation sudiste, ces accents chiqués caractéristiques de Detta Walker.
— Si c’est une démone, c’est toi qui t’y colles. Mais si c’est un démon, c’est moi qui m’y colle. C’est ça ?
Roland hocha la tête.
— Et s’il est à voile et à vapeu’ ? T’as pensé à ça, mon g’and ?
Les lèvres de Roland esquissèrent un sourire presque imperceptible.
— Dans ce cas, on s’occupera de lui tous les deux. Mais rappelle-toi…
Derrière eux, Eddie murmura d’une voix lointaine :
— Tout n’est pas silencieux dans les corridors de la mort. Voyez, le dormeur s’éveille. (Il tourna vers Roland ses yeux terrorisés, hantés.) Il y a un monstre.
— Le démon…
— Non. Un monstre. Quelque chose entre les portes — entre les mondes. Quelque chose qui attend. Et il ouvre les yeux.
Susannah jeta un regard terrifié à Roland.
— Tiens-toi droit, Eddie, dit Roland. Et sois sincère.
Eddie inspira profondément.
— Je me tiendrai droit jusqu’à ce qu’il m’abatte, dit-il. Je dois y aller maintenant. Ça va commencer.
— On y va tous, dit Susannah. (Elle arqua le dos et descendit de son fauteuil roulant.) Si ce démon veut me baiser, il va baiser avec la meilleu’e baiseuse du monde. Je vais le fai’e baiser comme il a jamais baisé.
Alors qu’ils passaient entre deux monolithes pour pénétrer dans l’anneau de parole, il commença à pleuvoir.
Dès que Jake vit la maison, il comprit deux choses : premièrement, il l’avait déjà vue, dans des rêves si horribles que son esprit en avait refoulé le souvenir ; deuxièmement, c’était un lieu de mort, de meurtre et de folie. Il se trouvait au coin de Rhinehold Street et de Brooklyn Avenue, soixante-dix mètres derrière Henry et Eddie Dean, mais il sentait le Manoir tendre vers lui ses mains invisibles, ignorant les deux frères. Il lui sembla que ces mains se terminaient par des griffes. Des griffes acérées.
Elle me convoite, et je ne peux pas fuir. La mort m’attend entre ses murs… mais je ne trouverai que la folie en refusant d’y entrer. Car quelque part dans cette maison se trouve une porte fermée. J’ai la clé qui l’ouvrira et je ne pourrai espérer le salut qu’une fois de l’autre côté.
Le cœur serré, il contempla le Manoir, une maison qui exsudait l’anormalité. Elle poussait comme une tumeur au centre d’un terrain infesté de mauvaises herbes.
Les frères Dean avaient traversé Brooklyn sur une bonne longueur, marchant lentement sous le soleil impitoyable, avant de pénétrer dans un quartier qui était sûrement Dutch Hill, vu les noms hollandais de la plupart des magasins. Ils venaient de faire halte devant le Manoir. Celui-ci semblait déserté depuis plusieurs années, mais il avait remarquablement peu souffert du vandalisme. Jadis, pensa soudain Jake, ce devait vraiment être un manoir — la demeure d’un riche négociant et de sa nombreuse famille. Le bâtiment devait être peint en blanc à cette époque, mais il était à présent d’un gris sale qui était presque une absence de couleur. Ses fenêtres étaient cassées et la palissade qui l’entourait était couverte de graffitis, mais la maison elle-même était encore intacte.
Affaissée sous la chaude lumière, revenant de pierre et d’ardoise surgissant d’un dépotoir désolé, elle évoquait un chien méchant faisant semblant de dormir. Son avant-toit ressemblait à un front plissé de colère. Les planches de sa véranda étaient rugueuses et gondolées. Des volets jadis verts pendaient de guingois de part et d’autre de ses fenêtres béantes ; d’antiques rideaux y pendouillaient encore, tels des lambeaux de peau morte. Un vieux treillis ornait son mur gauche, maintenu en place par une profusion de lierre sale et poussiéreux. Il y avait une pancarte plantée dans la pelouse et un panneau apposé à la porte. Jake ne pouvait encore déchiffrer ni l’un ni l’autre.
La maison était vivante. Il le savait, il sentait sa conscience monter des planches et du toit affaissé, la sentait suinter des orbites noires de ses fenêtres. L’idée d’approcher cet horrible lieu l’emplissait d’angoisse ; l’idée d’y entrer l’emplissait d’une terreur sans nom. Mais il devait le faire. Il entendit un sourd bourdonnement dans ses oreilles — le bruit d’une ruche par un beau jour d’été — et se crut un instant sur le point de tomber dans les pommes. Il ferma les yeux… et entendit sa voix.
Tu dois venir, Jake. C’est le Sentier du Rayon, le chemin de la Tour, et c’est l’heure de ton Tirage. Sois sincère ; tiens-toi droit ; viens à moi.
Il avait toujours peur, mais cette horrible sensation de panique avait disparu. Il rouvrit les yeux et vit qu’il n’était pas le seul à avoir perçu le pouvoir et l’intelligence maligne de la maison. Eddie voulait s’éloigner de la palissade. Il se tourna vers Jake, qui aperçut ses yeux agrandis par la terreur sous son bandana vert. Son grand frère l’agrippa par les épaules et le poussa vers le portail rouillé, mais sans violence excessive ; Henry était peut-être un abruti, mais le Manoir lui inspirait autant de méfiance qu’à son frère.