— Tout va bien ! hurla-t-elle. Continue, Eddie, ne t’occupe pas de moi ! Tout va bien !
Mais c’était faux. Pour la première fois depuis que Detta était entrée sur le champ de bataille du sexe à l’âge de treize ans, elle perdait. Une horrible masse froide et turgescente la pénétra ; on aurait dit qu’elle se faisait baiser par un pic de glace.
Du coin de l’œil, elle vit Eddie se retourner et recommencer à dessiner sur le sol, abandonnant son air soucieux au profit de la froide détermination qu’elle pouvait parfois percevoir en lui et lire sur son visage. Eh bien, c’était ce qu’il fallait, n’est-ce pas ? Elle lui avait dit de continuer, de ne pas s’occuper d’elle, de faire le nécessaire pour faire passer le garçon de ce côté. C’était son rôle dans le tirage de Jake, et elle n’avait pas le droit de détester ces deux hommes qui ne lui avaient nullement forcé la main pour l’accomplir, mais elle les détesta néanmoins lorsque la froidure l’envahit et qu’Eddie se détourna d’elle ; en fait, elle aurait pu leur arracher leurs couilles de culs blancs.
Puis Roland fut à ses côtés, posa des mains robustes sur ses épaules, et elle entendit sa voix bien qu’il n’eût pas prononcé un mot : Ne résiste pas. Si tu lui résistes, tu mourras. Le sexe est son arme, Susannah, mais c’est aussi sa faiblesse.
Oui. C’était toujours leur faiblesse. La seule différence, c’était qu’elle allait devoir en donner un peu plus cette fois-ci — mais peut-être était-ce à son avantage. Peut-être que, cette fois-ci, elle parviendrait à obliger ce cul blanc de démon à payer un peu plus.
Elle força ses cuisses à se détendre. Elles s’écartèrent aussitôt, creusant de profonds sillons dans le sol. Elle rejeta la tête en arrière, offrant son visage à la pluie de plus en plus diluvienne, et sentit la tête du démon dodeliner au-dessus d’elle, sentit ses yeux boire goulûment les grimaces qui lui déformaient les traits.
Elle leva une main comme pour le gifler… et la posa doucement sur la nuque de son violeur démoniaque. Elle crut palper une poignée de fumée solidifiée. Et ne le sentait-elle pas reculer d’un pouce, surpris par cette caresse ? Elle souleva son bassin, se servant de la nuque invisible comme point d’appui. En même temps, elle écarta encore les jambes, achevant de retrousser ce qui restait de sa robe. Bon Dieu, il était énorme !
— Allez, haleta-t-elle. Tu ne vas pas me violer. Oh que non ! Tu veux me baiser ? C’est moi qui vais te baiser. Je vais te baiser comme tu n’as jamais été baisé ! Je vais te baiser à mo’t !
Elle sentit trembler le membre qui la pénétrait ; sentit le démon essayer, l’espace d’un instant, de se retirer et de reprendre ses esprits.
— Non, mon ché’i, coassa-t-elle. (Elle resserra les cuisses, emprisonnant le démon dans son étreinte.) Ça ne fait que commencer.
Elle souleva ses fesses, besognant la présence invisible. Elle leva sa main libre, croisa solidement ses dix doigts, et se laissa retomber en arrière, les hanches levées vers l’avant, les bras accrochés au néant. Elle secoua la tête pour écarter de ses yeux ses cheveux trempés de sueur ; ses lèvres dessinèrent un sourire de requin.
Lâche-moi ! hurla une voix dans son esprit. Mais elle sentait le propriétaire de cette voix réagir malgré lui à ses avances.
— Pas question, mon chou. Tu m’as voulue… tu m’as eue. (Elle donna un coup de reins, s’accrocha, se concentra sur la froidure qui était en elle.) Je vais fai’e fond’e ce glaçon, mon chou, et qu’est-ce que tu vas fai’e quand il au’a dispa’u, hein ?
Son bassin allait et venait, allait et venait. Elle serra férocement les cuisses, ferma les yeux, griffa la nuque invisible, et pria pour qu’Eddie fasse vite.
Elle ne savait pas combien de temps elle pourrait tenir.
Le problème était tout simple, pensa Jake : quelque part dans cette horrible ruine puante se trouvait une porte fermée. La bonne porte. Il lui suffisait de la trouver. Mais c’était difficile, car il sentait une présence se matérialiser dans la maison. La cacophonie de voix commençait à se fondre en un unique son — un sourd murmure rauque.
Et cela s’approchait.
Il y avait une porte ouverte sur sa droite. À côté d’elle, punaisé au mur, un daguerréotype jauni représentant un homme pendu à un arbre mort comme un fruit pourri. Derrière la porte, une pièce qui avait sans doute été jadis une cuisine. Le poêle avait disparu, mais une antique glacière — le modèle surmonté d’un tonnelet frigorifique — trônait encore sur le linoléum gondolé. Sa porte était béante. Une matière noire s’était coagulée sur ses étagères, formant une épaisse flaque au dernier niveau. Les placards de la cuisine étaient grands ouverts. Il vit dans l’un d’eux ce qui était sans doute la plus vieille boîte de crabe du monde. La tête d’un rat mort dépassait d’un autre placard. Ses yeux blancs semblaient mobiles et Jake comprit au bout de quelques instants que ses orbites étaient emplies de vers grouillants.
Quelque chose tomba dans ses cheveux avec un bruit mat. Il poussa un cri de surprise, leva une main et saisit un objet qui évoquait une balle molle et couverte de poils. Il le dégagea et vit qu’il s’agissait d’une araignée dont le corps bouffi avait la couleur d’un hématome. Elle le regarda de ses yeux stupides et maléfiques. Jake la jeta contre le mur. Elle explosa et glissa jusqu’au plancher, agitant faiblement les pattes.
Une deuxième araignée chut sur sa nuque. Jake sentit une morsure douloureuse à la naissance de ses cheveux. Il recula en courant jusqu’à l’entrée, trébucha sur les débris de la rambarde, tomba par terre et sentit l’araignée crever sous son poids. Ses entrailles — humides, poisseuses et grouillantes — coulèrent entre ses omoplates comme du jaune d’œuf chaud. Il aperçut d’autres araignées sur le seuil de la cuisine. Certaines étaient suspendues à leur fil invisible comme d’obscènes boules de Noël ; d’autres s’étaient laissées tomber sur le sol avec un bruit mou et trottinaient impatiemment dans sa direction.
Jake se releva d’un bond sans cesser de hurler. Il sentit dans son esprit quelque chose qui ressemblait à une corde tendue et qui commençait à se rompre. Il supposa que c’était sa raison et c’est à ce moment-là que son courage considérable finit par le trahir. Il ne pouvait plus supporter cette quête, quel qu’en fût l’enjeu. Il se mit à courir, bien décidé à s’enfuir si c’était encore possible, et s’aperçut trop tard qu’il s’était trompé de direction et s’enfonçait dans le Manoir au lieu de se diriger vers la véranda.
Il s’engouffra dans une pièce trop vaste pour être un salon ou une salle de séjour ; elle ressemblait à une salle de bal. Des lutins à l’étrange sourire cruel gambadaient sur la tapisserie, le fixant de leurs yeux vicieux sous leur bonnet vert. Un canapé couvert de moisissures était poussé contre le mur. Au centre du parquet gondolé gisait un lustre en pièces, sa chaîne rouillée serpentant parmi les perles et les pendeloques couvertes de poussière. Jake contourna l’obstacle, jetant un regard terrifié par-dessus son épaule. Il ne vit aucune araignée ; si son dos n’avait pas encore été couvert de cet horrible fluide, il aurait pu croire qu’il avait imaginé leur présence.
Il se retourna et fit halte, stupéfait. Devant lui, une porte-fenêtre coulissante entrebâillée. Plus loin, un nouveau couloir. Au bout de ce couloir, une porte fermée au bouton doré. Sur cette porte étaient écrits — ou peut-être gravés — deux mots :