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Le bafouilleux étira la tête, révélant un long cou étonnamment gracieux. Son nez noir et fin se fronça, tandis qu’il humait la nourriture. Enfin, il s’approcha en trottinant ; Jake remarqua qu’il boitait légèrement. Le bafouilleux renifla le burrito, puis, s’aidant d’une de ses pattes, détacha le morceau de viande de cerf de la feuille. Il exécuta l’opération avec une délicatesse étrangement solennelle. Une fois la viande libérée de la feuille, il n’en fit qu’une bouchée, puis leva les yeux sur Jake.

— Ote ! dit-il.

Jake se mit à rire et l’animal eut un nouveau mouvement de recul.

— Il n’est pas bien gras, dit Eddie d’une voix ensommeillée dans leur dos.

Le bafouilleux détala aussi sec et se fondit dans la brume.

— Tu l’as effrayé ! fit Jake, accusateur.

— Désolé, parole. (Eddie passa la main dans ses cheveux emmêlés.) Si j’avais su que c’était un de tes intimes, Jake, j’aurais fait durer ce foutu croissant !

Roland assena une petite tape sur l’épaule de Jake.

— Il va revenir.

— Tu crois ?

— Si rien ne le tue, oui. Nous lui avons donné à manger, non ?

Avant que Jake ne pût répondre, un roulement de batterie retentit de nouveau. C’était le troisième matin qu’ils l’entendaient, et le son leur en était parvenu à plusieurs reprises tandis que l’après-midi glissait vers le soir : un faible grondement atone venant de la cité. Le son était plus net, ce matin-là, sinon plus compréhensible. Jake le détestait. On eût dit que, quelque part hors de l’épaisse et informe nappe de brouillard matinal, le cœur de quelque gros animal battait.

— Tu ne vois toujours pas ce que c’est, Roland ? demanda Susannah.

La jeune femme avait roulé sur le flanc, noué ses cheveux sur sa nuque et pliait à présent les couvertures sous lesquelles Eddie et elle avaient dormi.

— Non. Mais je suis certain que nous le découvrirons.

— Que c’est rassurant ! dit Eddie avec aigreur.

Roland se mit debout.

— Venez. Ne gaspillons pas cette journée.

2

Le brouillard commença à s’effilocher une heure environ après qu’ils se furent mis en route. Ils se relayaient pour pousser le fauteuil roulant de Susannah, et celui-ci avançait en cahotant misérablement, car le chemin, désormais, était semé de larges pavés mal dégrossis. Au milieu de la matinée, il faisait beau, très chaud et clair ; les contours de la cité se profilaient avec netteté sur l’horizon sud-oriental. Aux yeux de Jake, la vision ne différait guère de celle de New York, bien qu’il jugeât ces immeubles-ci de moindre hauteur. Si l’endroit tombait en ruine, comme la plupart des choses du monde de Roland, on ne pouvait le dire à cette distance. À l’instar d’Eddie, Jake s’était mis à nourrir le secret espoir qu’ils pourraient trouver de l’aide dans cette cité… ou, pour le moins, un bon repas chaud.

À main gauche, à une cinquantaine ou soixantaine de kilomètres, ils apercevaient la large courbe de la Send. De nombreuses volées d’oiseaux décrivaient des cercles au-dessus de son cours. De temps à autre, un des volatiles repliait ses ailes et se laissait tomber comme une pierre, sans doute dans le cadre d’une expédition de pêche. La route et le fleuve s’avançaient lentement à la rencontre l’un de l’autre, bien qu’on ne distinguât pas encore leur point de jonction.

Les pèlerins virent des bâtiments en plus grand nombre. La plupart avaient l’air de fermes et tous paraissaient inhabités. Si certains étaient démolis, ces épaves semblaient davantage l’œuvre du temps que de la violence, ce qui renforçait les espoirs qu’Eddie et Jake fondaient à propos de la cité — espoirs que chacun d’eux avait gardés pour soi, de peur de susciter les moqueries des deux autres. De petits troupeaux de bêtes hirsutes paissaient tranquillement dans la plaine. Les animaux restaient à l’écart de la route, excepté pour la traverser, ce qu’ils faisaient à la hâte, au galop, tels des groupes d’enfants en bas âge effrayés par la circulation. Jake les prit pour des bisons… sauf qu’il en vit plusieurs dotés de deux têtes. Il mentionna le fait au Pistolero, qui hocha le menton.

— Des mutés.

— Comme sous les montagnes ?

Jake perçut la peur dans sa voix et comprit que Roland la percevait aussi, mais le moyen de la tenir à distance ? Il se souvenait avec acuité de ce périple cauchemardesque et sans fin dans la draisine.

— À mon avis, la sélection estompe ici la mutagenèse. L’état des créatures que nous avons trouvées sous les montagnes allait s’aggravant.

— Et là-bas ? demanda Jake, pointant l’index vers la cité. Y aura-t-il des mutés ou…

Il était incapable de formuler plus expressément son espoir. Roland haussa les épaules.

— Je ne sais pas, Jake. Sinon, je te le dirais.

Ils longeaient une bâtisse vide — presque sûrement une ferme — qui avait partiellement brûlé. La foudre, peut-être, songea Jake, qui se demanda à quoi il jouait : essayait-il de s’expliquer le fait ou de se berner ?

Roland, comme s’il lisait dans ses pensées, lui entoura les épaules de ses bras.

— Inutile de chercher à le savoir, Jake. Ce qui est arrivé, quoi que ce soit, s’est produit voilà des lustres. (Il tendit l’index.) C’était probablement un corral. À présent, ce ne sont plus que quatre ou cinq bouts de bois saillant hors de l’herbe.

— Le monde a changé, pas vrai ?

Roland hocha le menton.

— Et les gens ? Ils sont allés dans la cité, d’après toi ?

— Certains, sans doute. D’autres sont toujours dans les parages.

— Quoi ?

Susannah se retourna brusquement pour le dévisager, l’air médusée. Roland opina.

— On nous a observés ces deux derniers jours. Il n’y a pas foule à se cacher dans ces vieux édifices, mais il y a des gens. Ils se feront plus nombreux à mesure que nous approcherons de la civilisation. (Il marqua une pause.) Ou de ce qui était la civilisation.

— Comment sais-tu qu’ils sont là ? s’enquit Jake.

— À l’odeur. J’ai vu aussi quelques jardins dissimulés derrière des rideaux de mauvaises herbes destinés à cacher les cultures. Et au moins un moulin à vent en activité derrière un bosquet. Mais c’est surtout une question d’intuition… comme l’ombre sur ton visage remplace soudain le soleil. Vous le percevrez tous trois à son heure, je suppose.

— Penses-tu qu’ils soient dangereux ? demanda Susannah.

Ils arrivaient en vue d’un grand bâtiment délabré qui avait peut-être été jadis un entrepôt ou un marché rural désaffecté et la jeune femme le regardait, en proie au malaise, sa main glissant jusqu’à la crosse du revolver qui barrait sa poitrine.

— Un chien inconnu mord-il ? rétorqua le Pistolero.

— En clair, ça veut dire quoi ? fit Eddie. Je déteste quand tu te mets à parler dans ton charabia de bouddhiste zen, Roland.

— Que je n’en sais rien. Qui est ce bouddhiste zen, Eddie ? Est-ce un homme d’aussi grande sapience que moi ?

Eddie considéra Roland un très long moment avant de parvenir à la conclusion que le Pistolero le gratifiait d’une de ses rares plaisanteries.

— Ah, fichons le camp d’ici ! (Il vit une fossette creuser la commissure des lèvres de Roland avant de se détourner. Comme il se remettait à pousser le fauteuil de Susannah, quelque chose accrocha son regard.) Hé, Jake ! s’exclama-t-il. Je crois que tu t’es fait un copain.

Jake regarda autour de lui et un franc sourire illumina ses traits. À une bonne trentaine de mètres derrière eux, le bafou-bafouilleux décharné boitillait d’un pas alerte à leur suite, reniflant les mauvaises herbes qui poussaient entre les pavés effrités de la Grand-Route.