Tantine Talitha conduisit la troupe à travers l’église en ruine, clopinant avec célérité dans l’allée centrale entre les bancs fendus et renversés, descendit une brève volée de marches et pénétra dans une cuisine si différente du reste de l’édifice que Susannah cligna des yeux de surprise. Ici, tout était propre comme un sou neuf. Le parquet de bois, bien que très vieux, avait été régulièrement ciré et luisait sereinement de sa propre lumière intérieure. Le fourneau noir occupait à lui seul un coin entier. Il était immaculé, et le bois empilé dans la niche de brique voisine était aussi bien choisi que sec.
Trois autres citoyens d’âge les avaient rejoints — deux femmes et un homme qui clopinait sur une béquille et une jambe de bois. Deux femmes se dirigèrent vers les placards et commencèrent à s’affairer ; une troisième ouvrit le ventre du fourneau et craqua une longue allumette au soufre contre le petit bois déjà disposé avec soin ; une quatrième poussa une porte et descendit deux ou trois marches étroites qui menaient apparemment à un garde-manger. Tantine Talitha, pendant ce temps, guida le reste de la troupe dans un vestibule spacieux à l’arrière de l’édifice. De sa canne, elle désigna deux tables à tréteaux qu’on avait entreposées là sous une bâche propre mais déguenillée ; les deux albinos entreprirent aussitôt de se colleter avec l’une.
— Viens, Jake, dit Eddie. Allons leur donner un coup de main.
— Non ! fit Tantine Talitha d’un ton brusque. Nous sommes peut-être vieux, mais nous n’avons besoin de personne pour nous aider. Pas encore, gamin !
— Laissez-les faire, intervint Roland.
— Ces vieux fous vont se récolter une hernie, marmonna Eddie, qui suivit cependant les autres, abandonnant les deux vieux albinos à leur table.
Susannah haleta lorsque Eddie la souleva de son fauteuil et lui fit franchir la porte de derrière dans ses bras. Plus qu’une pelouse, c’était un véritable jardin botanique, parsemé de parterres de fleurs aux flamboiements de torches parmi la douce herbe verte. La jeune femme en identifia certaines — des soucis, des zinnias, des phlox —, mais maintes autres lui étaient inconnues. Tandis qu’elle regardait, un taon se posa sur un pétale bleu vif… qui se replia aussitôt sur lui et l’enserra étroitement.
— Ouah ! s’exclama Eddie, jetant des regards alentour. C’est Busch Gardens !
— C’est le seul endroit, dit Si, que nous ayons conservé tel qu’il était au temps jadis, avant que le monde ne change. Et nous l’avons dissimulé à ceux qui sillonnaient le pays — les Ados, les Gris, les écumeurs. Ils y mettraient le feu s’ils en connaissaient l’existence… et nous tueraient d’avoir un lieu pareil. Ils détestent la beauté, tous autant qu’ils sont. C’est le seul point que ces bâtards aient en commun.
La femme aveugle tira violemment sur son bras pour le faire taire.
— Nous n’avons point vu de voyageurs, ces jours, dit le vieil homme à la jambe de bois. Pas depuis un bout de temps. Ils restent davantage près de la cité. Je suppose qu’ils y trouvent tout ce qu’il faut pour être comme des coqs en pâte.
Les deux albinos sortirent la table tant bien que mal. Une des vieilles femmes les suivait, une cruche de grès dans chaque main, les pressant de se dépêcher et de ne pas se fourrer dans ses jambes.
— Assieds-toi, pistolero ! s’écria Tantine Talitha, balayant l’herbe de sa main. Asseyez-vous tous !
Susannah huma cent odeurs qui se heurtaient, l’étourdissant et lui donnant l’impression d’être irréelle, comme au milieu d’un rêve. Elle avait peine à croire à la réalité de cette étrange petite poche d’éden, soigneusement dissimulée derrière la façade croulante de la cité morte.
Une autre femme arriva avec un plateau chargé de verres. Bien que dépareillés, ceux-ci rutilaient de propreté, étincelant au soleil à l’égal du plus fin cristal. Elle présenta d’abord le plateau à Roland, puis à Tantine Talitha, à Eddie, à Susannah et enfin à Jake. Tandis que chacun d’eux prenait un verre, la première femme y versa un liquide ambré.
Roland se pencha vers Jake, assis en tailleur à côté d’un parterre ovale de fleurs vert vif, Ote près de lui. Il murmura :
— Bois juste ce qu’il faut pour te montrer poli, Jake, sinon nous devrons te porter pour quitter la ville. C’est du graf, une bière de pomme costaud.
Jake acquiesça.
Talitha leva son verre, et, quand Roland l’imita, Eddie, Susannah et Jake firent de même.
— Et les autres ? chuchota Eddie à Roland.
— On les servira après l’exorde. Tais-toi, à présent.
— Nous diras-tu un mot, pistolero ? demanda Tantine Talitha.
Roland se mit debout, levant son verre. Il baissa la tête, comme s’il s’absorbait dans ses pensées. Les rares survivants de River Crossing l’observèrent avec respect, et, pensa Jake, un zeste de crainte. Enfin, il redressa la tête.
— Voulez-vous boire à la Terre et aux jours qui s’y sont écoulés ? (Sa voix était rauque, tremblante d’émotion.) Voulez-vous boire à la plénitude d’autrefois et aux amis qui s’en sont allés ? Voulez-vous boire à la bonne compagnie ? Tout cela nous insufflera-t-il du courage, Vieille Mère ?
Jake vit que Talitha pleurait, mais le visage de la vieille femme s’illuminait d’un sourire radieux de bonheur… et, l’espace d’un instant, elle parut presque jeune. Jake la dévisagea avec étonnement, empli d’une joie soudaine, croissante. Pour la première fois depuis qu’Eddie l’avait tiré par la porte, il sentit l’ombre de l’homme de plâtre quitter son cœur pour de bon.
— Si fait, pistolero, dit Talitha, voilà qui est parlé ! Ces choses nous insuffleront du courage, oui-là !
Elle inclina son verre et le vida d’un trait. Roland, alors, fit cul sec. Eddie et Susannah burent à leur tour, mais en moindre quantité.
Jake goûta la boisson et fut surpris de l’apprécier — il s’était attendu à un breuvage amer, or celui-ci était tout ensemble sucré et acidulé, comme du cidre. Il en ressentit cependant les effets presque instantanément et reposa son verre avec prudence. Ote le renifla, puis se recula et enfouit son museau contre la cheville du garçon.
Autour d’eux, le petit groupe de vieillards — les derniers habitants de River Crossing — applaudissait. La plupart, à l’instar de Tantine Talitha, pleuraient sans se cacher. D’autres verres — moins beaux, mais tout à fait utilisables — furent distribués à la ronde. La fête commença, et ce fut une fête magnifique en ce long après-midi d’été sous le vaste ciel de la plaine.
De l’avis d’Eddie, le repas qu’il mangea ce jour-là fut le meilleur qu’il eût jamais fait depuis les mythiques anniversaires de son enfance, quand sa mère se faisait fort de lui servir ses plats préférés — pâté de viande, pommes de terre rissolées, épis de maïs et un gâteau à faire se damner un saint, accompagné de crème glacée à la vanille.
La diversité ahurissante des mets qu’on leur présenta — surtout après les mois qu’ils avaient passés à n’avaler rien d’autre que du homard, du cerf et les rares légumes amers que Roland jugeait comestibles — entrait sans nul doute pour une part dans le plaisir qu’Eddie prenait à se sustenter, mais ce n’était assurément pas la seule raison ; il remarqua que Jake s’en mettait plein la panse (donnant une bouchée de chaque plat au bafouilleux blotti à ses pieds toutes les deux minutes), et cela ne faisait même pas une semaine que le gamin était là.