Выбрать главу

Il y avait des soupières de ragoût (des morceaux de viande de bison nageant dans une onctueuse sauce brune truffée de légumes), des plats de petits pains chauds, des pots de beurre doux et des saladiers pleins de feuilles d’épinards, qui n’en étaient pas vraiment… Eddie n’avait jamais raffolé des légumes verts ; pourtant, dès la première bouchée de ceux-ci, une part de lui-même en manque se réveilla et en réclama à grands cris. S’il mangea de tout avec appétit, son envie de légumes verts s’apparentait à la gloutonnerie et il vit que Susannah ne cessait de se resservir, elle aussi. À eux quatre, les voyageurs en vidèrent trois saladiers.

Les vieilles femmes et les deux albinos emportèrent les plats et revinrent avec des parts de gâteau empilées sur deux épaisses assiettes blanches et une jatte de crème fouettée. Le gâteau exhalait une odeur sucrée ; Eddie se crut mort et monté droit au paradis.

— Ce n’est que de la crème de bison, dit Tantine Talitha avec dégoût. Il n’y a plus de vaches ; la dernière a crevé il y a trente ans. La crème de bison n’est guère fameuse, mais c’est mieux que rien, par Daisy !

Le gâteau était garni de myrtilles. Eddie songea qu’il battait à plate couture tous ceux qu’il avait jamais mangés. Il en engloutit trois parts et, se penchant en arrière, lâcha un rot sonore avant d’avoir le temps de mettre la main devant sa bouche. Il regarda autour de lui, la mine coupable.

Mercy, l’aveugle, gloussa.

— Entendez-moi ça ! Quelqu’un est en train de remercier la cuisinière, Tantine !

— Si fait, dit Talitha, pouffant de conserve.

Les deux femmes qui avaient fait le service revenaient encore. L’une portait un cruchon fumant ; la seconde un plateau sur lequel des tasses de céramique reposaient en équilibre précaire.

Tantine Talitha était assise au haut bout de la table, Roland à sa droite. Il se pencha et lui murmura quelques mots à l’oreille. Elle l’écouta, son sourire s’estompant légèrement, puis branla du chef.

— Si, Bill et Till, intima-t-elle, restez, tous les trois. Nous allons palabrer un brin avec ce pistolero et ses amis, car ils veulent se remettre en route aujourd’hui même. Les autres, allez prendre votre café dans la cuisine et mettez votre babillage en sourdine. Et n’oubliez pas vos bonnes manières avant de partir !

Bill et Till, les jumeaux albinos, demeurèrent assis au bout de la table. Les autres formèrent un rang et défilèrent à pas lents devant les voyageurs. Chacun donna une poignée de main à Eddie et à Susannah, puis embrassa Jake sur la joue. Si le garçon accepta le baiser de bonne grâce, Eddie perçut sa surprise et son embarras.

Lorsqu’ils parvinrent à la hauteur de Roland, ils s’agenouillèrent devant lui et touchèrent la crosse en bois de santal du revolver qui saillait de l’étui qu’il portait à la hanche gauche. Le Pistolero posa les mains sur leurs épaules et baisa leurs fronts ridés. Mercy se présenta la dernière ; elle enserra de ses bras la taille de Roland et lui baptisa la joue d’un baiser mouillé et sonore.

— Les dieux te bénissent et te gardent, pistolero ! Si seulement je pouvais te voir !

— Un peu de tenue, Mercy ! dit Tantine Talitha d’un ton bourru.

Roland l’ignora et se pencha vers l’aveugle. Il prit ses mains avec douceur mais fermeté dans les siennes et les leva jusqu’à son visage.

— Vois-moi avec elles, ma beauté, dit-il.

Il ferma les yeux, tandis que les doigts de Mercy, ridés et déformés par les rhumatismes, palpaient doucement son front, ses joues, ses lèvres, son menton.

— Si fait, pistolero ! souffla-t-elle, levant ses orbites aveugles vers les yeux bleus de Roland. Je te vois parfaitement ! Tu as un beau visage, mais marqué par la tristesse et les tracas. J’ai peur pour toi et les tiens.

— Mais nous sommes ravis d’avoir fait connaissance, non ? demanda-t-il avant de planter un doux baiser sur le front lisse et usé de Mercy.

— Si fait ! Merci de ton baiser, pistolero ! Je te remercie du fond du cœur !

— Va, Mercy, fit Tantine Talitha d’une voix plus affable. Va prendre ton café.

Mercy se releva. Le vieil homme avec la béquille et la jambe de bois guida la main de l’aveugle jusqu’à la ceinture de son pantalon. Mercy l’agrippa et, sur un ultime salut à l’adresse de Roland et de sa troupe, se laissa emmener.

Eddie essuya ses yeux humides.

— Qui l’a rendue aveugle ? demanda-t-il d’une voix enrouée.

— Les écumeurs, répondit Tantine Talitha. Ils l’ont brûlée avec un fer à marquer… Un fer à marquer, oui-là. Ils ont dit que c’était parce qu’elle les regardait avec effronterie. Cela remonte à vingt-cinq ans. Buvez votre café, à présent, tous ! Chaud, il est déjà mauvais, mais refroidi, c’est plus que de la gadoue.

Eddie porta la tasse à ses lèvres et aspira une gorgée, histoire de goûter. Sans aller jusqu’à parler de gadoue, on ne pouvait qualifier le breuvage de nectar.

Susannah goûta le sien et parut surprise.

— Oh, c’est de la chicorée !

Talitha la regarda.

— Non. De la patience, voilà ce que c’est, et c’est le seul café que nous ayons bu depuis que j’ai été formée… et cela fait bien longtemps que mes cycles ont cessé.

— Quel âge avez-vous, madame ? demanda soudain Jake.

Tantine Talitha, saisie, dévisagea le gamin, puis gloussa.

— En vérité, mon gars, je ne m’en souviens plus. Je me revois assise à cette même place lors d’une fête donnée pour célébrer mon quatre-vingtième anniversaire, mais il y avait plus de cinquante personnes présentes sur la pelouse ce jour-là, et Mercy avait encore ses yeux. (Son regard tomba sur le bafouilleux couché aux pieds de Jake. Ote ne souleva pas le museau de la cheville du garçon, mais leva ses yeux cerclés d’or pour lui retourner son regard.) Un bafou-bafouilleux, par Daisy ! Cela fait des lunes et des lunes que je n’ai vu un bafouilleux en compagnie d’êtres humains… Il semble qu’ils aient perdu le souvenir de l’époque où ils cheminaient avec les hommes.

L’un des albinos se pencha pour caresser Ote. L’animal se recula.

— Jadis, ils gardaient les moutons, dit Bill (ou peut-être était-ce Till) à Jake. Tu savais ça, gamin ?

Jake secoua la tête.

— Est-ce qu’il parle ? demanda l’albinos. Certains parlaient, au temps jadis.

— Oui. (Jake regarda le bafouilleux, qui avait reposé sa tête sur sa cheville, dès que la main étrangère s’était éloignée.) Dis ton nom, Ote.

Ote se contenta de lever les yeux sur lui.

— Ote ! le pressa Jake. (Mais l’animal demeura coi. Jake, un tantinet dépité, dévisagea Tantine Talitha et les jumeaux.) Eh bien, il parle… mais je suppose qu’il ne le fait que lorsqu’il le veut bien.

— Ce garçon ne paraît pas faire partie de notre monde, dit tantine Talitha à Roland. Il porte de curieux vêtements… et ses yeux sont étranges.

— Il n’est pas là depuis longtemps. (Roland adressa un sourire à Jake ; le garçon le lui rendit avec hésitation.) Dans un mois ou deux, nul ne remarquera plus sa singularité.

— Je me le demande… Et d’où vient-il ?

— De très loin. De très très loin.

Talitha hocha le menton.

— Et quand va-t-il repartir ?

— Jamais, déclara Jake. C’est ici chez moi, désormais.

— Dans ce cas, que les dieux aient pitié de toi, dit-elle, car le soleil se couche sur le monde. Il se couche pour toujours.

À ces mots, Susannah s’agita, mal à l’aise ; elle plaqua une main sur son estomac, comme s’il la faisait souffrir.