— Suzie, demanda Eddie, tu vas bien ?
La jeune femme s’efforça de sourire, mais ce fut une piètre tentative ; son assurance et son sang-froid habituels semblaient l’avoir momentanément abandonnée.
— Tout à fait. Une oie a marché sur ma tombe, c’est tout.
Tantine Talitha la jaugea un long moment du regard, ce qui parut gêner Susannah, puis elle sourit.
— Une oie a marché sur ma tombe ! Ha ! Je n’avais pas entendu l’expression depuis une éternité !
— Mon père l’employait à tout bout de champ. (Susannah sourit à Eddie — un sourire plus assuré, cette fois.) Et, de toute façon, ça ou autre chose, c’est fini, maintenant. Je me sens bien.
— Que savez-vous de la cité et des terres qui s’étendent d’ici à là-bas ? (Roland prit sa tasse et but une gorgée de café.) Y a-t-il des écumeurs ? Et qui sont les autres — les Gris et les Ados ?
Tantine Talitha poussa un soupir à fendre l’âme.
— Nous ne savons pas grand-chose, pistolero, sauf ceci : la cité est un lieu mauvais, surtout pour ce jeune garçon. Pour tout jeune garçon. Pourriez-vous faire un détour qui vous permette de l’éviter ?
Roland leva les yeux et observa la forme désormais familière des nuages qui filaient le long du Sentier du Rayon. Dans ce vaste ciel de plaine, cette forme, telle une rivière coulant dans la voûte céleste, ne pouvait échapper au regard.
— Peut-être, répondit-il enfin d’une voix singulièrement réticente. Je suppose que nous pourrions contourner Lud pour rejoindre le sud-ouest et rattraper le Rayon de l’autre côté.
— C’est le Rayon que vous suivez. Ah, je m’en doutais !
Eddie, quand il songeait à la cité, nourrissait l’espoir grandissant que, quand ils y arriveraient — s’ils y arrivaient —, ils trouveraient de l’aide — de bonnes âmes abandonnées qui les aideraient dans leur quête, ou peut-être même des gens qui pourraient leur en dire un peu plus sur la Tour Sombre et sur ce qu’ils étaient censés faire lorsqu’ils l’atteindraient. Ceux qu’on appelait les Gris, par exemple — ils étaient peut-être les elfes vieux et sages qu’il ne cessait d’imaginer.
La batterie lui donnait la chair de poule, pour ça, oui, lui rappelant l’un de ces innombrables films à grand spectacle et à petit budget qui se passaient au sein de la jungle (et qu’il regardait essentiellement à la télé, assis à côté de Henry, un bol de pop-corn entre eux), dans lesquels les fabuleuses cités perdues que sont venus chercher les explorateurs ne sont plus que ruines et où les indigènes ont dégénéré en tribus de cannibales sanguinaires. Eddie, toutefois, ne croyait plus que pareille chose eût pu se produire dans une ville qui, de loin tout au moins, avait l’air si semblable à New York. Et si ses murs n’abritaient pas des elfes vieux et sages ni de bonnes âmes abandonnées, il y aurait sans doute des livres. Eddie avait entendu Roland dire que le papier était rare par ici, mais toutes les villes où il était allé dans sa vie croulaient littéralement sous les bouquins. Peut-être même trouveraient-ils un quelconque moyen de transport ; l’équivalent d’une Land Rover… le pied ! Probable que ce n’était pas qu’un rêve idiot… N’empêche que quand on avait des milliers de kilomètres de territoire inconnu à parcourir, deux ou trois rêves stupides ne pouvaient assurément pas faire de mal, ne serait-ce que pour garder le moral. Et, au fond, tout cela n’appartenait-il pas au domaine du possible, bon Dieu ?
Il ouvrit la bouche, prêt à formuler une de ces idées, mais Jake lui coupa l’herbe sous le pied.
— Je ne crois pas qu’on puisse contourner Lud, dit-il.
Il rougit légèrement quand tous tournèrent leur regard vers lui. Ote s’agita à ses pieds.
— Non ? fit Tantine Talitha. Et pourquoi penses-tu cela, si je puis me permettre ?
— Savez-vous ce que sont les trains ?
Il y eut un long silence. Bill et Till échangèrent un regard embarrassé. Tantine Talitha ne quittait pas Jake des yeux. Celui-ci ne baissa pas les paupières.
— J’ai entendu parler de l’un d’eux, dit-elle. Peut-être même que je l’ai vu. (Elle pointa l’index en direction de la Send.) Il y a des lustres, je n’étais qu’une fillette et le monde n’avait pas encore changé… ou, du moins, pas autant que maintenant. Est-ce de Blaine que tu parles, mon petit ?
Une lueur de surprise et de reconnaissance illumina les yeux de Jake.
— Oui ! Blaine !
Roland scrutait le garçon.
— Et comment connaîtrais-tu Blaine le Mono ? interrogea Tantine Talitha.
— Le Mono ? répéta Jake sans comprendre.
— Si fait, c’est ainsi qu’on l’appelait. Comment connais-tu son existence ?
Jake, désemparé, regarda Roland, puis de nouveau la vieille femme.
— J’ignore comment je le sais.
Et c’est la vérité, songea Eddie tout à coup, mais pas l’entière vérité. Il en sait plus qu’il ne veut bien le dire… et, à mon sens, il a une frousse du diable.
— C’est notre affaire, déclara Roland du ton sec et brusque de l’homme d’affaires. Vous devez nous laisser nous en débrouiller, Vieille Mère.
— Si fait, acquiesça Talitha à la hâte. Gardez vos projets pour vous. Mieux vaut que des gens comme nous demeurent dans l’ignorance.
— Et la cité ? insista Roland. Que savez-vous de Lud ?
— Peu de chose, à présent, mais ce que nous savons, vous l’entendrez.
Et elle se versa une autre tasse de café.
Ce furent les jumeaux, Bill et Till, qui, pour l’essentiel, firent les frais de la conversation, l’un reprenant en fondu enchaîné le récit là où l’autre le laissait. De temps en temps, Tantine Talitha ajoutait un détail, apportait une rectification, et les jumeaux attendaient respectueusement jusqu’à être certains qu’elle eût fini. Si n’ouvrit pas la bouche ; assis, son café intact devant lui, il tiraillait les brins de paille qui hérissaient le large bord de son sombrero.
Roland ne tarda pas à se rendre compte qu’ils savaient peu de chose, en effet, même pour ce qui avait trait à leur propre ville (ce qui, au reste, ne le surprit pas ; ces derniers temps, les souvenirs s’estompaient très vite et plus rien ne semblait exister hormis le passé le plus récent), mais ce qu’ils savaient était inquiétant. Ce qui n’étonna pas non plus Roland.
À l’époque de leurs trisaïeuls, River Crossing ressemblait à la bourgade que Susannah avait imaginée : un lieu de négoce sur la Grand-Route, moyennement prospère, où des marchandises se vendaient parfois, mais étaient le plus souvent troquées. Elle avait fait partie, du moins nominalement, de la Baronnie du Fleuve, bien que, même alors, baronnies ou propriétés terriennes fussent tombées en désuétude.
Dans ces temps-là, il y avait des chasseurs de bisons, quoique le commerce de ces bêtes eût périclité ; les troupeaux étaient peu nombreux et avaient subi de funestes mutations génétiques. Sans être empoisonnée, la viande de ces mutants était rance et amère. Pourtant, River Crossing, sise entre un lieu qu’on appelait simplement le débarcadère et le village de Jimtown, avait joui d’un certain renom. Elle se trouvait au bord de la Grand-Route et n’était qu’à six jours de voyage de la cité par la terre, trois par péniche.
— Sauf si le fleuve était à sec, dit l’un des jumeaux. Dans ce cas, c’était plus long, et mon grand-père disait que, quelquefois, il y avait des péniches échouées tout le long du cours vers l’amont jusqu’à Tom’s Neck.